Le cerveau bayésien (Episode n°6)
- Dr Jean-Pierre Papart
- 24 mars
- 8 min de lecture

Maintenant que nous avons commencé notre série intitulée Prévenir et soigner les troubles du spectre traumatique, nous allons bientôt aborder la première consultation de prévention secondaire de ces troubles, donc de prise en charge thérapeutique, ce qui signifie comme objectif la réduction de la durée de la maladie chez l’individu concerné, ce qui aura l’impact sanitaire de réduire la prévalence du problème dans la population (cf. Les troubles du spectre traumatiques, épisode n°1). Un des objectifs de la première consultation sera d’aborder la question diagnostique (cf. Les troubles du spectre traumatique, épisodes 2 et 3), même si, comme nous le verrons, ce ne sera pas le principal objectif de cette première consultation. En guise d’introduction et afin d’identifier le caractère particulier du diagnostic médical, nous allons présenter une autre situation où un autre professionnel, non médecin, un policier en l’occurrence, est dans la nécessité de se faire une sorte de « diagnostic » avant de prendre une décision grave et risquée. Toutefois, contrairement aux policiers, les médecins qui prennent eux aussi « des décisions graves et risquées », ces derniers ont la chance de bénéficier de nombreuses données « evidence made medicine ». Beaucoup d’excellents professionnels, dans beaucoup d’autres secteurs d’activité, n’ont pas cette chance. Pour profiter au mieux de cet épisode, je voudrais suggérer au lecteur de retourner à l’épisode n°9 de la série précédente intitulée Les troubles du spectre traumatiques. Je pense aussi qu’un retour à la série Le cerveau bayésien, à laquelle le présent épisode fait suite, pourrait être utile. |
Un policier voit une femme ensanglantée au visage, couchée sur le sol devant la porte d’un domicile particulier. Son présentiment[1] en observant cette scène est qu’il s’agit d’une femme battue par un mari particulièrement violent encore présent dans le domicile (P(E)) et qui pourrait s’avérer très violent au moment de tenter son arrestation (P(H/E)). Si cette présomption hypothétique devait s’avérer vraie, il faudrait alors que le policier soit très prudent au moment d’aller à la rencontre de cet homme pour l’arrêter, car celui-ci essayerait alors – très vraisemblablement selon le pressentiment du policier – de le violenter à son tour (P(E/H)). L’agent de police de par sa formation et son expérience à la fois professionnelle et humaine est en mesure de concevoir cette hypothèse de probabilité antérieure au moment actuel, à savoir qu’un homme exerçant de la violence à l’égard de sa compagne est très vraisemblablement violent contre toute personne susceptible de le confronter (P(H)). Sa formation de base et continue, les supervisions professionnelles dont il bénéficie, ainsi que son expérience professionnelle et humaine lui auront permis la mise à jour régulière de ses croyances (priors) afin d’en augmenter la précision et de maximaliser ainsi les preuves de ce qu’il expérimente à cet instant précis. Le cerveau du policier combine ces deux dernières informations de probabilité (P(E/H) et P(H)) avec celle de la probabilité globale dans n’importe quelle situation où l’on peut observer « une femme le visage ensanglanté, couchée sur le sol devant la porte d’un domicile particulier occupé par son compagnon violent » (P(E)). Le policier pourra alors calculer la probabilité postérieure, à savoir celle d’une possible violence future, celle de se voir à son tour violenter, voire de se faire tuer, si l’arrestation devait mal se passer (P(H/E)), compte tenu des preuves sensorielles, à savoir ce que ses yeux lui ont donné à voir et son cerveau d’interpréter pour s’en faire une représentation (P(E)). Donc, si sa stratégie est bien entendu de ne pas se retrouver victime à son tour du probable compagnon violent de cette femme, il devra en déduire une tactique adaptée, à savoir que, selon ses connaissances professionnelles, l’arrestation devra se faire par surprise pour ne pas donner le temps à l’agresseur d’exercer une nouvelle fois sa violence. Par cette agentivité bien programmée, la mauvaise surprise baissera en probabilité.
P(E) = Probabilité de l’effet, de ce qui est observé et interprété (car toute représentation est le résultat d’une combinaison d’une observation et d’une interprétation). Car il pourrait s’agir d’une toute autre histoire (exemple : une femme tombée sur le trottoir après avoir été renversée par un cycliste, ou bien d’autres scénarios encore).
P(H/E) = Probabilité a posteriori de l’hypothèse causale (H) étant donné l’observation de l’effet P(E). C’est la valeur prédictive positive (VPP) (Le cerveau bayésien, Episode n°5), ou la probabilité des causes sachant les effets générés par la cause, c’est-à-dire les conséquences.
P(E/H) = Probabilités d’observer les preuves (l’effet E) si l’hypothèse de causalité (H) est vraie, ce qui mesure la compatibilité entre l’effet et l’hypothèse de causalité. C’est la fonction de vraisemblance. C’est la sensibilité (Le cerveau bayésien, Episode n°5), ou la probabilité de l’effet/l’événement/la conséquence si on en connaît la cause.
P(H) = Probabilité antérieure attribuée à l’hypothèse de causalité = le prior. C’est la valeur de l’hypothèse avant la confrontation avec les données. C’est l’opinion a priori sur l’hypothèse, c’est-à-dire le préjugé subjectif (le jugement qui précède et influence, voire prédit l’observation). |
Le policier cherche à calculer le risque futur de se faire agresser s’il a bien vu et bien interprété ce dont il vient d’être témoin (P(H/E)). Pour ce faire il devra intuitivement calculer l’équation bayésienne suivante qui exprime la connexion probabiliste entre les connaissances antérieures (hypothèse de causalité) et les données observées (les effets de « preuves ») :
P(E/H) * P (H)
P(H/E) = ------------------
P(E)
Le policier (qui a moins d’accès informationnel aux probabilités basées sur des preuves qu’en a en général un médecin) pourrait estimer P(E/H) par exemple à 50% (0,5) le risque de se faire agresser s’il a bien interprété ce qu’il a vu. Il est conscient que ce qu’il a vu n’est pas la seule interprétation possible, mais il l’estime la plus probable, après avoir mis ensemble toutes les données sensorielles qui lui ont été accessibles. On a mentionné plus haut d’autres scénarios possibles, comme celui, pour cette femme, d’avoir été renversée sur le trottoir par un cycliste qui aurait pris la fuite. Il évalue sa première intuition à 50%, pas davantage. Toutefois, si les données visuelles perçues et interprétées par le policier ont été complétées par des données auditives, que la femme sur le sol, malgré l’importance de sa blessure et le caractère récent de celle-ci, aurait été en mesure de lui communiquer qu’elle a bien été battue il y a quelques instants par son mari et que celui-ci serait encore à l’intérieur du domicile. Dans ce cas l’évaluation intuitive de la probabilité (P(E/H)) par le policier pourrait être chiffrée à, par exemple, 90% (0,9). Le policier va estimer 90% et non pas 100%, ne pouvant exclure totalement la possibilité d’un mensonge de la femme blessée. Dans ces circonstances, on doit pourtant admettre que le risque de mensonge est très faible, soit par exemple moins de 10%.
La probabilité qu’estime le policier du risque qu’un homme violent contre sa femme ne respectera pas davantage un représentant de la loi (P(H)) est une croyance qui lui est propre en grande partie. Cette croyance propre peut avoir été construite du fait de sa propre expérience de vie (par exemple s’il a déjà été confronté à ce type de violence dans le cadre de son métier et en aurait été physiquement et psychologiquement affecté ou sinon encore pour un vécu extraprofessionnel, si par exemple sa propre mère avait subi de la violence conjugale dont il aurait été témoin dans son enfance, ou bien d’autres événements encore qui auraient pu le marquer et influencer ses croyances en profondeur. Ses croyances (priors) peuvent aussi avoir été influencées par la culture, à savoir ce qu’il entend dans la rue, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. On voit ici, que pour cette probabilité (P(H)), des biais cognitifs – au sens de Kahneman[2] – peuvent jouer un rôle interprétatif considérable et ont intérêt à être identifiés par le policier lui-même. C’est à ça que doivent servir les séances de débriefing en post-intervention délicate et les supervisions régulières. Si le policier bénéficie d’une bonne gestion émotionnelle, il pourra intuitivement estimer cette probabilité (P(H)) à, par exemple, 25% (0,25). Dans le cas contraire, s’il n’en bénéficie pas ou peu, son estimation sera, par exemple, de 75% (0,75).
La probabilité d’avoir bien vu ce qu’il a vu, en quelque sorte la preuve que la représentation de ce qu’il a vu – « une femme ensanglantée au visage, couchée sur le sol devant la porte d’un domicile particulier » (P(E)) – est bien « réel » et non pas une hallucination, cette probabilité sera alors bien entendu proche des 100% (1,0). Si l’histoire était racontée par un schizophrène en pleine crise, cette probabilité serait bien sûr radicalement plus faible en raison d’une possible hallucination. Mais nous allons considérer que le policier est en possession de tous ses moyens cognitifs et on retiendra cette valeur de 100% pour cette probabilité (P(E)).
Si l’on retient les valeurs de 90% pour P(E/H), de 25% pour P(H) et de 100% pour P(E), alors
P(E/H) * P (H)
P(H/E) = ------------------ = ((0,9) × (0,25)) / (1,0) = 0,225.
P(E)
Cette estimation est de 0,225 (22,5%), soit approximativement 1 chance/malchance sur 4 d’un risque de confrontation violente au moment de l’arrestation. Cette probabilité – sérieuse mais normalement émotionnellement gérable pour un policier bien formé et expérimenté – impliquera la planification raisonnée et l’exécution d’une arrestation techniquement ad hoc, dans la stratégie du policier de ne pas se retrouver victime à son tour du probable compagnon violent de cette femme, de réduire ainsi son risque de se faire agresser de ¼ (P=0,225) à presque zéro. Pour ce faire, il devra agender une tactique adaptée, à savoir que selon ses connaissances professionnelles, l’arrestation devra se faire par surprise pour ne pas donner le temps à l’agresseur d’exercer une nouvelle fois sa violence. Par surprise signifie en l’espèce que le déroulement de l’arrestation devra débuter par l’immobilisation rapide et sans autre considération de l’agresseur. Pourront suivre ensuite les procédures exigées par la loi (présentation du policier, justification de l’arrestation, expression des droits de l’accusé, etc.), toutefois en seconde intention.
Si par contre, en raison d’un défaut de formation/supervision ou plus probablement en raison de croyances inappropriées associées à des difficultés importantes de gestion émotionnelle, le policier pourrait alors surestimer exagérément le risque de se faire agressé. Dans ce cas : P(H/E) = ((0,9) × (0,75)) / (1,0) = 0,675, soit approximativement 2 chances/malchances sur 3 pour un risque de confrontation violente au moment de l’arrestation. Avec cette conviction en tête, le policier se trouvera à beaucoup plus haut risque d’une réaction inappropriée, dans le meilleur des cas prendre la fuite, dans le pire des cas tirer avec son arme à feu en toute première intention. Voilà où peut conduire un biais cognitif. Ce n’est donc jamais un risque à sous-estimer. La réalité des biais cognitifs doit toujours être prise en considération dans la formation et la pratique de tout métier.
Notes :
[1] Si nous avons défini le sentiment comme la prise de conscience de l’émotion (Du Vague à l’âme, épisode n°3), on pourrait définir le présentiment / pressentiment comme quelque chose d’intermédiaire, comme préconscient (assez proche de ce que Freud pouvait concevoir de ce concept par rapport au conscient). L’orthographe « présentiment » qui n’est plus de mise aujourd’hui l’était encore au XIXème siècle (Dictionnaire de la langue française, Littré E., 1872–1877).
[2] Voir son livre Système 1 – Système 2 : Les deux vitesses de la pensées (2012). Daniel Khaneman (1934-2024) est un psychologue et un économiste américano-israélien, Prix Nobel d’économie (2002).
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