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Dr Jean-Pierre Papart

Du Vague à l’âme (Episode n°3)

Dernière mise à jour : 25 oct.



La psychothérapie a pris distance avec un modèle théorique médical depuis sa conception moderne (XIXème siècle) pour investir la phénoménologie et ceci pour toutes orientations psychothérapeutiques confondues. Les phénomènes subjectifs décrits dans cette série Du Vague à l’âme ont tous faits l’objets de recherches phénoménologiques, c’est-à-dire de description de l’expérience subjective pour l’être humain conscient : l’intention (Husserl), la perception (Merleau-Ponty), l’attention à soi (Foucault), l’imagination (Bachelard), la volonté (Ricœur), la confiance (Giddens / Hunyadi), le rire et le comique (Bergson), l’attention et la surprise (Depraz), etc. La réflexion engagée par cette série va montrer par les neurosciences le rôle majeur qu’occupent nos circuits cérébraux inconscients pour expliquer la plupart des symptômes dits psychiques et l’efficacité des nouvelles approches thérapeutiques. Je ne passerai pas en revue les différents objets phénoménologiques ici concernés, à l’exception d’un seul, l’émotion ou l’affect, parce que ce que notre conscient peut en savoir présente un intérêt complémentaire à l’apport de leur réalité neuroscientifique qui échappe le plus souvent à la conscience. Un philosophe a particulièrement retenu mon attention et je résumerai son apport dans les prochaines lignes : Paul Dumouchel[1].


Pour cet auteur, l’affect décrit du relationnel bien davantage que de l’humeur. Bien davantage que la simple réalité intrapsychique d’un agent isolé, l’émotion forme la substance même du lien social et en assure la fonctionnalité à travers la coordination intersubjective. Dumouchel définit précisément l’affect comme un acte stratégique aspécifique. Un acte stratégique présente deux caractéristiques : 1) il est censé produire un résultat extérieur à lui-même (par exemple lorsqu’on ne marche pas seulement pour marcher mais pour aller quelque part) ; 2) il est dépendant par ailleurs de l’acte d’un autre que je peux par ailleurs essayer d’influencer (expliquer quelque chose à quelqu’un est un acte qui n’est fonctionnel que si l’autre fait l’effort de comprendre). Ces deux éléments ne suffisent pas encore pour définir phénoménologiquement un affect, il faut encore que 3) cet acte stratégique soit aspécifique car le résultat recherché n’est pas un objet ou une visée particuliers, mais bien la seule coordination entre agents, que leurs intérêts soient convergents (coopération) ou divergents (compétition). Les actes stratégiques suivants ne sont pas des affects : négocier, pardonner, expliquer, vendre, parce que bien qu'ils visent un résultat extérieur (on négocie pour obtenir quelque chose qui n'est pas accessible sans négociation) et que bien que ce résultat dépende aussi de l'action d'autrui ces actes sont censés produire des effets spécifiques et non pas seulement une simple coordination entre agents, comme c'est le cas pour l'acte affectif. Par sa compétence de coordination aspécifique l’acte affectif ressemble à un acte de langage mais s’en distingue toutefois par l'absence de contenu sémantique. Les affects nous permettent de mener à bien nos actions communes et de réussir nos tentatives d'accusation, d'exonération, d'exhortation, etc. La colère, la culpabilité, la honte ou la sympathie sont ainsi d’authentiques actes stratégiques permettant la coordination intersubjective et sociale.


Si Dumouchel identifie bien les caractéristiques associées à la dimension intersubjective de l’émotion (entre moi et les autres), les neurosciences nous permettent d’ajouter une dimension essentielle et nécessaire de coordination intrasubjective (entre les diverses parties du Moi). J’aime raconter à mes patients que nous avons plusieurs personnalités – ou parties du Moi – recherchant indépendamment l’une de l’autre différents buts et que le circuit dominant dans notre cerveau est celui qui va s’assurer de notre sécurité, que nous soyons toujours vivants demain. Si cet objectif semble garanti, alors d’autres parties pourront être mobilisées pour la recherche du bien-être, du plaisir, pour la créativité, etc. Comme ces multiples objectifs sont recherchés parallèlement sans concertation consciente, le risque est la « guerre de tous contre tous » (Hobbes), ici la guerre entre toutes les parties du Moi. Pour éviter que les choses ne tournent mal, il est impératif que la démocratie s’établisse entre ces multiples parties du Moi afin de ne pas compliquer la situation. Il est nécessaire que la dimension intrasubjective de l’émotion assure une coordination/coopération entre les parties du moi afin de permettre le retour le plus rapide possible à l’homéostasie[2].


Notre cerveau émotionnel est lui aussi bayésien


Les représentations que nous nous faisons à partir de nos sensations extéro- et intéroceptives sont les résultats d’une confrontation entre celles-ci et nos priors – nos modèles internes[3]. Comme tout ce que fait notre corps et donc notre cerveau est consommateur de l’énergie, il essaye toujours de fonctionner de façon économe en opérant avec le maximum d’efficience et d’efficacité. Efficience et efficacité impliquent une sélection a priori des sensations porteuses d’informations utiles, c’est-à-dire les moins prédictibles par nos priors[4]. Nous considérons trop facilement mais à tord notre vision rétinienne comme une caméra projetant sur l’écran de notre cortex occipital sans traitement aucun de l’information visuelle. Avant le transfert d’information visuelle de la rétine au cortex occipital, le cerveau « dit » ou du moins « prédit » ce que notre système visuel est sensé « voir », c’est-à-dire une représentation qui synthétise un double apport informationnel, celui de l’input sensoriel (bottom-up) et celui du prior (top-down). Lorsqu’il existe une discrépance entre input et prior, Karl Friston invoque son concept d’énergie libre (d’information libre ou déliée entre input et prior). Cette énergie libre est émotionnellement mobilisatrice afin de rétablir l’homéostasie du corps (la dimension stratégique de l’émotion à visée intrasubjective). Lorsque la discrépance est particulièrement forte, il y aura un phénomène de surprise engageant par définition la conscience de la chose. La surprise « surgît » du différentiel entre la prédiction (le prior) et la sensation entrante (l’input). Dans cette situation intrasubjective, le rôle stratégique de l’émotion va être de minimiser l’énergie libre qui nous a éloigné de l’équilibre homéostasique du milieu interne[5].


L’émotion n’est toutefois pas le seul outil à disposition pour tenter et réussir à rétablir l’équilibre homéostasique. On peut aussi améliorer la qualité de l’input sensoriel en engageant une action propre, par agentivité, par exemple en se rapprochant de l’objet de la vision pour mieux voir ou en tournant la tête pour profiter de la vision fovéale, plus précise que la vision périphérique. Une deuxième approche va consister à améliorer la qualité du prior, par exemple en passant de la « vague forme qui passe dans le noir » à celle « d’un chat dans l’obscurité ». Une troisième stratégie est de recruter l’aide d’un tiers (togetherness) : « Avez-vous vu quelque chose où c’est moi qui imagine ? ». Une quatrième façon de faire est celle de l’identification projective : « Vous les psys, vous êtes tous les mêmes, jamais là quand on a besoin de vous »[6].


Tableau 1 : Classification phénoménologique des émotions


SEC : stimulus émotionnelle compétent.


La classification des émotions en positives et négatives ne signifie que les premières seraient supérieures aux secondes à quelque niveau soit-il, mais signifie simplement qu’une émotion positive renvoie à l’information que le(s) besoin(s) homéostatique(s) est(sont) satisfait(s) et qu’une émotion négative informe que quelque chose doit être fait pour satisfaire ce(s) besoin(s). Chaque émotion a évolué pour prendre en charge un besoin particulier : éviter le danger, rechercher la récompense, appartenir à un groupe, s’ancrer dans le moment présent pour en profiter, etc. C’est la dimension stratégique des émotions.


[1] Dumouchel P. Emotions, essai sur le corps et le social, Les Empêcheurs de penser en rond, PUF, 1999.

[2] Le concept d’homéostasie (Omoios = égal ; Stasis = état, position, pause, arrêt) a été proposé par Walter Cannon en 1926.

[3] Voir notre série précédente Le cerveau bayésien.

[4] Dans le Scrabble, la lettre X est plus rare que la lettre E et apporte donc – par sa rareté qui fait sa différence – davantage d’information, ce qui dans le jeu lui vaudra plus de points.

[5] Le concept de milieu interne a été proposé par Claude Bernard en 1865.

[6] L’identification projective est un concept créé par Mélanie Klein en 1946. Il s’agit d’un mécanisme de défense émotionnel lorsqu’on attribue à autrui la causalité de l’affect négatif expérimenté. La projection signifie que ce qui est interne est perçu comme quelque chose d’externe. « In projective identification, not only does the patient view the therapist in a distorted way that is determined by the patient’s past object relations: in addition, pressure is exerted on the therapist to experience himself in a way that is congruent with the patient’s unconscious fantasy ». Un exemple mien d’identification projective : lorsque j’écoute une radio d’information continue en conduisant et si dans le cadre d’un reportage sur le circulation automobile un coup de klaxon est diffusé sur antenne, une poussée de stress m’envahit automatiquement imaginant que le bruit entendu vient nécessairement d’un autre véhicule et qu’un risque de danger est de mise. Au lieu de m’en prendre à mon défaut de prior, je préfère systématiquement maugréer intérieurement sur le journaliste nécessairement malveillant à mon égard.

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