Dans la série précédente sur la physiologie du stress, intitulée Du Vague à l’âme, nous avions été en mesure de présenter un condensé des connaissances actuelles sous une forme narrative intégrée. Dans l’actuelle série qui traite de la physiopathologie du TSPT, en raison du fait que beaucoup de recherches ne sont pas encore suffisamment abouties, nous avons opté pour donner plutôt quelques coups de projecteurs théoriques, sans être en mesure actuellement de les présenter dans une narration intégrée. D’autres éléments théoriques pourraient être encore introduis et pour n’en citer qu’un : la théorie neurotransmettrice. Toutefois nous aborderons ce sujet lorsque nous présenterons les thérapies médicamenteuses intégrées à la prise en charge du TSPT. Avant de construire et proposer un modèle général d’action basé sur la causalité et centré sur les défaillances des principales structures cérébrales affectées dans le TSPT, nous voulons encore proposer une réflexion métathéorique dans la prolongation de notre réflexion sur Le cerveau bayésien. |
Les troubles du spectre traumatique – à l’instar de la majorité des troubles psychiques – sont réductibles à des erreurs de calcul bayésien.
Le cerveau travaille en permanence à un équilibre dans lequel il essaye de rendre prévisible son environnement, dans l’objectif de minimiser la surprise et l'incertitude génératrices d’émotions difficiles. Pour ce faire, il encode des croyances – la doxastique – sur base des entrées sensorielles déjà vécues en lien avec les causes qu’il peut leur attribuer par l’expérience[1]. Le cerveau génère des prédictions qui sont testées sur base des entrées sensorielles actuelles pour produire éventuellement des erreurs de prédiction s’il existe une contradiction entre la prédiction et la sensation ressentie. Ces erreurs de prédiction sont ensuite utilisées par le cerveau pour réviser ses croyances. Ce faisant, il les actualise pour minimiser les risques d’erreurs de prédiction futures. Prédictions, entrées sensorielles, croyances et surprise : de quoi s’agit-il précisément ?
Les prédictions
La représentation que se fait le cerveau des éléments extéroceptifs et intéroceptifs qui affectent nos sens n’est pas une simple traduction ou interprétation mais obéit à une stratégie active et orientée vers un but. Un cerveau prédictif imagine activement son futur préféré, puis fait en sorte que cela se produise en agissant. Notre cerveau n’est ainsi pas seulement interprétatif des informations qu’il perçoit à travers nos sens, il est aussi prédictif ou plus précisément énactif[2] car il agit pour anticiper ses besoins à travers des actions stratégiques. Cette « inférence active » offre un cadre normatif qui postule que la perception et l'action travaillent de concert pour minimiser l’incertitude en d’autres mots pour minimiser la surprise générée par l’ « erreur de prédiction », c’est-à-dire la différence entre l'état attendu prédit sur base d’un « modèle génératif » et la sensation réellement expérimentée. Le modèle génératif ou modèle de prédiction ou probabilité a priori (prior) est une représentation probabiliste de la manière dont des causes inobservables génèrent des conséquences observables (input), nos sensations. Le prior explique comment un effet ressenti est causé. Cela implique qu'un organisme vivant doit être équipé non seulement pour se construire des représentations de ce qu’il perçoit mais pour prédire les sensations générées par le monde. La différence entre ce qu’on prédit de ressentir et l’expérience concrète du ressentir est génératrice d’incertitude, voire de surprise lorsque cette incertitude arrive à la conscience. C’est l’information dans ses dimensions à la fois quantitative et qualitative qui permet la réduction de l’incertitude. Karl Friston nomme « énergie libre » cette incertitude informationnelle. La réduction d’énergie libre équivaut à la réduction de la surprise ou plus précisément la réduction de la différence entre ce qu’on prédit de ressentir et l’expérience vécue du ressentir. Cette énergie libre – une entropie en quelque sorte[3] – se mesure en bits contrairement à l’énergie libre thermodynamique qui se mesure en joules. Plus l’information est improbable plus l’activité d’interprétation par le récepteur est importante. Si l’information est totalement prévisible ou sinon absente alors il n’y a pas de travail d’interprétation parce qu’alors l’énergie libre est nulle. La représentation que se fait le récepteur est le signifié, c’est-à-dire l’interprétation donnée au signifiant émis puis réceptionné. L’énergie libre correspond à la somme des erreurs de prédiction, qui quantifie l'écart des données observées par rapport à leurs prédictions. L'inférence active commence par une simple considération : pour maintenir leur existence et leur intégrité, tous les organismes vivants doivent rester dans un ensemble limité d'états caractéristiques qui définissent essentiellement leur place au sein d'un créneau écologique ; par exemple, un poisson ne peut vivre hors de l'eau. En utilisant le lexique de l'inférence active, être hors de l'eau pour un poisson est « surprenant ». Il est évident qu'un poisson doit éviter cette surprise. En termes bayésiens, un modèle génératif comprend deux choses : un prior sur les variables cachées (c'est-à-dire non observées) d'intérêt et une fonction de vraisemblance qui relie les variables cachées aux observables. En termes simples, un organisme peut minimiser son déficit informationnel, son énergie libre, en confrontant les prédictions de ses priors et les données qu'il observe ou qu’il ressent afin de minimiser la surprise générée par l’erreur de prédiction. Cette confrontation peut se faire de deux manières, soit en modifiant les prédictions du modèle, soit en modifiant les données perçues. La première correspond à réviser les priors – les croyances en quelle sorte – s’ils n'expliquent pas bien les données entrantes (inputs). La seconde correspond à agir dans le monde pour modifier les inputs, afin de les rendre plus conformes aux prédictions antérieures de l'organisme. Par exemple en essayant de faire abstraction de ce qui est susceptible de brouiller la réception, ce qu’on appelle le « bruit ». En résumé, l’objectif pour la première manière est de minimiser la divergence et la seconde de maximiser les preuves, tout cela pour minimiser le risque de surprise. Minimiser la divergence implique d’améliorer le prior en le rapprochant de la réalité. Par exemple, en passant de la « vague forme qui passe dans le noir » à « un chat qui passe à un mètre de moi ». Une autre façon de faire est de recruter une aide intersubjective (togetherness) et poser à autrui la question : « Avez-vous entendu quelque chose, ou c’est moi qui imagine ? ». Maximaliser les preuves peut s’effectuer de plusieurs manières. On peut tenter d’améliorer l’input en modifiant la manière dont il est échantillonné, en engageant une action propre (agentivité) réflexive ou volontaire, par exemple en se rapprochant de l’objet de la vision pour mieux voir, en tournant la tête pour profiter de la vision fovéale, plus précise que la vision périphérique. Pour améliorer l’input, on peut aussi exercer une meilleure attention aux stimuli essentiels (visuels, auditifs, …) et une atténuation des stimuli parasites (le « bruit »).
Les entrées sensorielles
Concernant les entrées sensorielles, nous concevons parfois à tort la vision rétinienne comme une caméra projetant fidèlement sur l’écran cortical occipital ou encore l’audition auriculaire comme un micro pour transférer sur l’ampli du cortex temporal supérieur. La réalité est plus complexe. C’est en réalité le cerveau qui communique à l’œil ce qu’il est sensé voir et à l’oreille ce qu’elle est sensée entendre. Pour opérer avec le maximum d’efficacité et d’efficience, notre cerveau se propose une signification a priori des sensations qui lui parviennent – tout canal confondu – en ciblant celle de plus grande utilité informationnelle, celles inattendues parce que nouvelles, celles différentes qui font la différence pour paraphraser Gregory Bateson (un des principaux inspirateurs de la thérapie systémique). Dans le jeu de scrabble la lettre z est plus rare que la lettre e et apporte donc davantage d’information, justement en raison de sa rareté, et donc elle vaut davantage de points au joueur qui la placera sur l’échiquier.
Les croyances
Quant aux croyances que Friston nomme priors, elles sont représentables en termes de distributions de probabilités. Les statistiques en lien avec ces distributions peuvent être qualifiées 1) d’attentes (une forme de moyenne de ce qu’on peut prédire) et 2) de précision (l’inverse d’une variance indiquant plus ou moins d'incertitude). La précision sert de mesure de la fiabilité ou de la certitude associée à l'information sensorielle et est dépendante de l’attention accordée à la sensation. Les attentes et les prédictions qui en découlent sont codées par l'activité synaptique, tandis que la précision dépend d’une amplification de cette activité synaptique (générant plus de précision) ou sinon d’une atténuation de celle-ci (générant moins de précision). La précision est encodée par les neuromodulateurs comme l’acétylcholine (ACh), la noradrénaline (NA) ou la dopamine (D). Concernant ce codage prédictif exercé par le cerveau, les unités de prédiction et de précision occupent les couches pyramidales profondes du cortex, tandis que les erreurs de prédiction occupent les couches superficielles. Les prédictions et leurs précisions descendent des couches profondes vers les couches superficielles pour y former les erreurs de prédiction. L’unité d’erreur de prédiction est la différence entre l’input sensoriel ascendant (bottom-up) et la prédiction descendante (top-down) de l’input attendu, c’est-à-dire du prior[4]. Ces unités d'erreurs de prédiction envoient ensuite des signaux ascendants pour actualiser les priors. La précision du prior est d’autant meilleure que la différence entre la prédiction de la sensation attendue et la sensation réellement expérimentée est étroite et que la surprise qui en découle est minime, voire absente. Le cerveau, à l’instar de tous les autres systèmes biologiques, cherche à maintenir son homéostasie[5] face à un environnement interne et externe en constante évolution et doit donc minimiser l'incertitude donc le risque de surprise pour rester confortable émotionnellement.
La surprise
La surprise est productrice d’émotion et lorsque celle-ci est suffisamment forte, elle génère un sentiment qui active la mémoire de travail, ce qui permet d’en prendre conscience[6]. Comme nous venons de l’expliquer, la surprise surgit du différentiel entre la prédiction (prior) et la sensation entrante (input). Si ce différentiel est absent ou peu significatif, alors l’émotion associée sera positive. Si par contre, le différentiel est conséquent, l’hypothèse de la menace gagne alors en probabilité et l’émotion générée sera négative et porteuse de mal-être. Le cerveau passe alors dans un état d’hypervigilance afin de réduire au plus vite l’état d’incertitude. Les états émotionnels sont les marqueurs des changements dans l'incertitude concernant les conséquences somatiques de l'action adaptative. Cette incertitude fait référence à la précision avec laquelle les états moteurs et physiologiques peuvent être prédits. Dans ce contexte, les émotions négatives contextualisent les événements qui induisent des attentes d'imprévisibilité, tandis que les émotions positives se réfèrent à des événements qui résolvent l'incertitude et confèrent un sentiment de contrôle. Cela relie les états émotionnels à la résolution de l'incertitude. Dans cette optique, les états cérébraux à valence positive sont nécessairement associés à l’augmentation de la précision des prédictions sur l'avenir (contrôlable) - ou, plus simplement, aux conséquences prévisibles du comportement. À l'inverse, les émotions négatives correspondent à une perte de précision préalable et à un sentiment d'impuissance et d'incertitude quant aux conséquences de l'action. L'humeur reflète ainsi la précision intéroceptive et correspond donc à la confiance dans les conséquences d'une action. Par exemple, la dépression survient lorsque le cerveau est … certain de rencontrer un environnement … incertain, à savoir volatile et incontrôlable. Il est important de reconnaître que les expériences potentiellement traumatisantes peuvent avoir un impact sur les prédictions du cerveau. Le stress, quel qu'il soit, induit de l'incertitude. Une adversité chronique dans l’enfance, telle qu’une négligence émotionnelle ou une maltraitance psychologique peut entraîner une certitude significative quant aux résultats négatifs d'une action affiliative ou prosociale. Une dépression récurrente ultérieure peut être associée à ce type de négligence chronique au cours de l’enfance. Si la dépression peut être caractérisée par une précision inappropriée des conséquences négatives de l’action sur les états internes de l’individu, alors celui-ci ne parvient plus à se motiver et à s’engager dans l’action. Ainsi, en cas de dépression, on peut s'attendre à une atténuation sensorielle des stimuli générateurs d’émotions positives et à une attention accrue pour les stimuli générateurs d’émotions négatives, conformément aux attentes biologiquement codées. Les patients déprimés vont présenter une hyposensibilité à la récompense (anhédonie) qui correspond à une prédiction préalable trop précise d’un résultat négatif et à une inattention subséquente aux signaux positifs ascendants (intéroceptifs). Inversement, des expériences traumatiques plus aiguës et plus explicites, tels les événements à potentiel traumatique (EPT) modifieraient les attentes mais les rendraient très incertaines en induisant un état d'anxiété, non nécessairement associé à de la dépressivité. Le meilleur exemple en est peut-être le risque de TSPT que représentent les EPT que sont les violences physiques et sexuelles.
Conclusion
Nous entrevoyons ici qu’un développement de cette théorie de l’inférence active permet un éclairage nouveau sur les pathologies psychiques. Les formes d'inférence aberrantes, qui dépendent de manière sensible de la précision prédite, sont en mesure d’expliquer la plupart des troubles psychopathologiques[7].
Notes :
[1] Le concept de croyance – dans sa dimension neuropsychologique – vient de Heinz von Foerster (1911-2002). En tant que physicien il dédiera la première partie de sa carrière à la recherche dans l’entreprise Siemens. En 1949, il migre d’Autriche aux USA. Comme professeur à l’Université de l’Illinois, il s’impliquera activement dans les Conférences de Macy qui joueront un grand rôle dans le développement de la psychothérapie systémique, ce qui le rapprochera des initiateurs (Norbert Wiener, Humberto Maturana, Francisco Varela et Gregory Bateson) de la seconde cybernétique (l’étude des mécanismes de « pilotage » – kubernetike en grec – informationnel des systèmes complexes). En 1976, il se liera au Mental Research Institute of Palo Alto créé par le psychiatre Donald Jackson.
[2] L’énaction est un concept introduit par Francisco Varela (1946-2001) qui explique que la représentation cognitive par laquelle nous interprétons nos sensations est un phénomène actif, résultat d’une interaction entre le cerveau et son environnement. La représentation n’est pas seulement le résultat d’une réception passive mais d’une « inférence active ».
[3] Le concept d’entropie (1865) proposé par Rudolf Clausius (1822-1888) nous vient de la thermodynamique. Ludwig Boltzmann (1844-1906) fera le lien entre entropie et information en remarquant que l’entropie est liée à de l’information à laquelle on n’aurait pas accès. Mais ce sera Claude Shannon (1916-2001) qui conceptualisera l’entropie informationnelle (1948) comme l’incertitude sur l’information émise par l’émetteur, équivalent à la quantité d’information nécessaire dont le récepteur a besoin pour déterminer sans ambiguïté ce que l’émetteur a émis.
[4] Les connexions top-down prennent racine dans la couche n°5 du cortex pour viser la couche n°2. Les projections bottom-up vont de la couche n°2 à la n°4. Les priors sont localisés dans la couche n°3. Les prédictions sont réalisées dans la couche n°5 d’où partent les connexions top-down pour être transmises à la couche n°2 d’où va remonter (bottom-up) l’information sensorielle. C’est au niveau de la couche n°2 qu’il y a comparaison entre le modèle (la prédiction) et l’input de sensation, pour permettre le calcul de l’erreur de prédiction avant que cette nouvelle information créée de la rencontre entre le prior et l’input ne remonte à travers la couche n°4 jusqu’à la couche n°3 où elle updatera le modèle antérieur. Les priorssont transmis de la couche n°3 à la n°5 afin d’y élaborer les prédictions. Le top-down apporte la prédiction et le bottom-up, la sensation d’une part et l’erreur de prédiction d’autre part. Pour de plus amples informations, voir Le cerveau bayésien n°4.
[5] L’homéostasie (du grec homoios = égal/semblable et stasis = place où quelque chose se tient = état) est un concept proposé en 1929 par Walt Bradford Cannon (1871-1945).
[6] Pour une description phénoménologique de l’émotion, voir Le Vague à l’âme, Episode n°3.
[7] Dans le 1er épisode du Cerveau bayésien nous avions annoncé qu’un trouble psychique est en réalité réductible à une erreur de calcul bayésien.
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