Avec la série Du Vague à l’âme, nous avons voulu faire une mise au point neuroscientifique sur les bases physiologiques – non pathologique – de la gestion du danger. Avec cette nouvelle série sur Les troubles du spectre traumatique, nous allons aborder la question pathologique et allons donc troquer la physiologie contre la physiopathologie. Toutefois avant d’aborder la maladie traumatique, nous pensons utile d’introduire au concept général de « maladie » sous l’angle de la santé publique. Pour rappel, lors de la série précédente, à l’épisode n°3 Du Vague à l’âme, nous avions jugé utile avant d’aborder le thème de l’émotion sous l’angle des neurosciences de montrer comment la phénoménologie, donc la philosophie, avait apporté un éclairage intéressant sur cette importante compétence humaine et de montrer ainsi que l’on peut exprimer des choses pertinentes en faisant usage de plus d’un modèle théorique.
Quelques concepts de santé publique[1].
Le système de santé comprend l’ensemble des institutions publiques, privées et associatives dont dispose la population pour rencontrer ses besoins en termes de prévention de la maladie, de soins curatifs et de réhabilitation, de promotion sanitaire et sociale et d’action sur les déterminants de la santé.
Dans la littérature spécialisée, on rencontre des acceptions parfois très différentes des concepts de prévention primaire, secondaire, tertiaire, voire quaternaire de la maladie, ainsi que de promotion de la santé. Nous allons redéfinir les choses en séparant nettement la prévention des maladies (Figure 1) de la promotion de la santé (Figure 2). Les définitions que nous allons donner de la prévention primaire, secondaire et tertiaire sont différentes selon que l’on cible la prévention de la maladie ou la prévention des conduites à risque et des comportements auto-dommageables. Il est important d’en souligner la différence. En effet, l’identification de la conduite à risque à la maladie n’est pas sans poser de sérieuses questions éthiques, en particulier celle d’instrumenter la santé publique pour faire du contrôle social.
La prévention primaire de la maladie a comme fonction d’empêcher ou de diminuer au maximum la rencontre entre la cause de la maladie et les personnes susceptibles de la contracter.
Exemple 1 : si la coutume de fumer existe dans une population, que l’environnement n’est donc pas sans tabac, alors le rôle de la prévention primaire des maladies causées par le tabac (cancers, maladies cardio-vasculaires, dépendance) est d’essayer que les personnes ne commencent pas à fumer ;
Exemple 2 : si le virus de la rougeole circule dans une population, faute d’avoir atteint et maintenu un haut niveau d’immunisation dans la communauté, la prévention primaire consiste à vacciner les individus pour que ceux-ci soient protégés du virus.
Figure 1 : Le système de santé – la prévention de la maladie[2]
La prévention primaire a une action directe sur l’incidence des maladies (i), c’est-à-dire qu’elle diminue le risque d’apparition de nouveaux cas de maladie.
La prévention secondaire de la maladie a comme fonction de dépister les maladies pour les traiter le plus rapidement possible. La prévention secondaire comprend, non seulement le dépistage des maladies asymptomatiques, que la démarche soit collective (dépistage) ou individuelle (« case finding »), mais aussi celui des maladies déjà symptomatiques. Si le traitement est efficace, alors non seulement il empêchera la mort du patient, mais il raccourcira la durée de la maladie. Il aura donc un impact réducteur sur la prévalence de la maladie (p), c’est-à-dire la proportion des individus touchés par une certaine maladie à un moment donné ou au cours d’une certaine période donnée. Il y a deux façons qui permettent de réduire la prévalence d’une maladie : en écourtant la durée "naturelle" de la maladie (d) et/ou en diminuant son incidence (i). La prévalence est ainsi une fonction du produit de l’incidence par la durée de la maladie (p=f(i*d)). Lorsque la maladie est déjà symptomatique, c’est en général le patient qui est proactif en cherchant à être aidé et le système de santé qui répond à sa demande. Le patient ne peut prendre conscience de son état pathologique que lorsque celui-ci s’est suffisamment développé pour avoir une traduction symptomatique (par exemple lorsqu’il ressent une douleur). Lorsqu’un diagnostic précoce, c’est-à-dire présymptomatique, est en mesure de modifier substantiellement le pronostic de la maladie[3], alors il est plus efficace que ce soit le système de santé qui soit proactif (dépistage et « case finding »).
Ces définitions de la prévention primaire et secondaire de la maladie ont l’avantage de lier la prévention primaire aux seules actions de réduction de l’incidence (i) et la prévention secondaire aux actions de réduction de la durée (d) de la maladie.
La prévention secondaire vise non seulement à réduire la durée de la maladie, mais aussi à prévenir l’occurrence de ses complications. La prévention tertiaire de la maladie quant à elle a comme fonction de prendre en charge les complications de la maladie afin de réduire le risque d’occurrence de la chronicité de la maladie, du handicap secondaire ou du décès du patient. Le concept de prévention quaternaire est d’usage en psychiatrie pour désigner la prévention de la stigmatisation sociale dont sont souvent victimes les malades psychiques.
Venons-en maintenant à la promotion de la santé et l’acception des termes de prévention primaire, secondaire et tertiaire utilisés dans un contexte non pas en rapport direct avec la maladie mais bien avec la santé (Figure 2). La promotion de la santé a comme fonction d’agir sur l’environnement pour que les causes des maladies soient réduites au maximum d’une part, mais aussi pour que les déterminants culturels soient favorables à la santé.
Exemple 1 : une politique de promotion de la santé peut rendre indisponible le tabac au niveau d’une population par des moyens financiers, légaux et informationnels (déterminants culturels) ;
Exemple 2 : une couverture vaccinale anti-rougeole à ≥90% arrête la circulation du virus dans la population protégée (effet sur la causalité de la maladie rougeoleuse).
Figure 2 : Le système de santé – la promotion de la santé
La promotion de la santé montre trois modes d’intervention possibles : la prévention des conduites à risque, l’éducation et la défense des droits humains, ainsi que l’action sur les déterminants environnementaux et sociaux (culturels) de la santé.
La prévention des conduites à risque, à l’instar de la prévention de la maladie, peut se décomposer en prévention primaire, secondaire et tertiaire, mais dans un sens différent qu’il convient d’identifier.
Exemple : le comportement suicidaire n’est pas une maladie, contrairement à la dépression qui peut y conduire dans un contexte culturel particulier. Mais bien entendu, la conduite à risque peut être cause de maladie, comme des maladies peuvent être causes de conduites à risque ou de comportements auto-dommageables. La suicidalité peut donc faire l’objet d’une prévention primaire, secondaire et tertiaire :
Primaire (l’OMS fait usage du concept de prévention universelle) : par diminution de l’incidence de la tentative de suicide ou des conduites apparentées (conduite automobile dangereuse, intoxication alcoolique, etc.) dans la population générale.
Secondaire (prévention sélective selon l’OMS) : par identification et prise en charge des personnes appartenant aux groupes dits « à risques », pour autant que ceux-ci existent réellement et soient identifiables. On peut discuter la pertinence de la prévention secondaire du suicide chez les jeunes. Si le groupe à risque considéré est celui des jeunes ayant déjà tenté un suicide, alors le risque relatif de récidive est suffisamment élevé pour considérer pertinente la prévention secondaire appliquée à ce groupe. Cependant, s’il s’agit de groupes où le risque relatif de suicide ou même de tentative de suicide est nettement plus faible comme chez les jeunes en échec scolaire (« drop out ») par exemple, l’indication est nettement plus discutable, en effet le risque de stigmatisation, lui-même aussi risque de suicide, peut s’avérer aussi important si pas davantage encore.
Tertiaire : par prise en charge et suivi médico-social des personnes afin d’assurer la réaffiliation sociale.
Le sens donné aux trois composantes de la prévention est clairement différent selon que l’on parle de prévention de la maladie ou de prévention des conduites à risque pour soi-même (ex. suicide, abus d’alcool) ou pour autrui (ex. violence, abus sexuel, mobbing). Cette autre acception du concept de prévention a principalement été vulgarisé dans des documents de l’Organisation mondiale de la santé, en particulier dans son « Rapport sur la violence »[4].
La seconde dimension de la promotion de la santé – droits humains et empowerment – intervient dans toutes les attributions du système de santé (Figure 2).
La troisième dimension est celle de l’action sur les déterminants environnementaux et culturels de la santé. Comme cette dimension va bien au-delà des prérogatives de la santé publique – tout en l’assumant en totalité – nous proposons le concept d’action pour la sécurité humaine.
[1] Ces informations sur les concepts de santé publique permettront – entre autres choses – au lecteur de comprendre les raisons du plaidoyer que nous ferons plus tard contre la prévention primaire de l’Etat de stress post-traumatique (le débriefing psychologique suivant directement et sans discrimination l’expérience à potentiel traumatique).
[2] Le mot maladie renvoie à trois significations :
Sickness
Le patient exprime au médecin une plainte repérée dans le jargon médical anglophone comme Sickness, une entité largement influencée par la culture de la société à laquelle appartient le patient.
Illness
La symptomatologie est ce que le patient peut apporter lui-même activement ou passivement en information complémentaire en relation avec sa plainte. Le patient dit qu'il a remarqué du sang dans les selles, ou bien qu'il tousse. Il apporte ainsi activement au médecin des informations qui constitueront une partie de sa symptomatologie. Le reste de sa symptomatologie est aussi apportée par le patient, mais sans qu'il n’en prenne lui-même l'initiative ; pour cette raison nous parlons d'apport symptomatologique passif. Par exemple, en palpant l'abdomen de son patient le médecin éveille une douleur que le patient n'avait pas encore identifiée. Ce type d'information complète la symptomatologie apportée activement par le patient. La symptomatologie ne constitue pas l'unique ressource informationnelle. A celle-ci vont s'ajouter les signes que le médecin percevra à l'examen du patient sans que celui-ci ne prenne conscience de quelque information complémentaire. Si le médecin repère le signe de silence abdominal, "signifiant" d'une inhibition péristaltique, ce signe n'entre pas dans le champ de conscience du patient contrairement à la douleur éveillée par la palpation abdominale. L'ensemble de cette information, symptômes et signes, va constituer la matière première du raisonnement du médecin, en terme médical anglophone on parle de illness.
Disease
Le raisonnement médical prétend inférer un cas en énonçant la maladie - disease - dont souffre le patient à partir d'une règle d'interprétation des résultats de son anamnèse et de son examen clinique. Le raisonnement est basé sur l'hypothèse que le illness particulier mis en évidence chez le patient - résultat : symptômes et signes – correspond à une entité décrite sous le nom de disease x dans les livres de médecine. Cette correspondance n'est jamais parfaite, il est rare de retrouver chez un même patient l'ensemble des symptômes et signes habituellement décrits comme associés à l'entité x. Cette entité x, ou disease x, n'existe en fait que dans les livres de médecine, elle est en quelque sorte l'idée platonicienne de toutes les formes différentes de illness que l'on puisse observer et rapporter à l'entité x. L'inférence diagnostique d'un cas correspondant à l'entité disease x reste donc incertaine et doit donc être éprouvée (testée par un raisonnement hypothético-déductif bayésien).
[3] C’est le cas si et seulement si le traitement de la maladie en question a une efficacité supérieure lorsque celui-ci est appliqué dans une phase précoce de la maladie.
[4] WHO, World Report on Violence and Health. Geneva, WHO, 2002.
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