Pour des raisons de communication simplifiée entre médecins, je ferai référence au DSM[1] et à la CIM[2]. Mais exclusivement pour ces raisons. En effet, comme beaucoup de collègues, j’ai un point de vue épistémologique critique pour cette approche athéorique du diagnostic psychiatrique[3],[4]. Avant donc de m’y référer explicitement, je voudrais partager la réflexion suivante.
La manière épistémologiquement correcte (économe en termes d’utilisation de ressources : temps du médecin, temps de patient, malaise du patient, utilisation d’intrants, …) de poser un diagnostic implique de produire des résultats (anamnestiques, cliniques, complémentaires) avec la visée particulière de contester chacune des hypothèses inhérentes au diagnostic différentiel. Karl Popper nous a appris que c’est à partir de l’effort de réfutation des hypothèses que l’on construit la connaissance et non pas en essayant de les confirmer[5]. C’est bien ainsi que l’on peut produire de la connaissance appliquée, en l’occurrence un diagnostic, nécessaire à la décision de l’indication thérapeutique. L’approche qui consiste à confirmer un diagnostic en allant à la recherche des éléments attendus pour un diagnostic donné est nulle et non avenue … ce que nous incite à faire pourtant DSM et CIM. En effet, seule l’approche logique qui cherche à produire des résultats en contradiction avec l’hypothèse – notre croyance antérieure – est créatrice de connaissance, alors que l’on ne peut que rester dubitatif de l’hypothèse si les résultats la confirment. Autrement dit, une hypothèse diagnostique ne peut tenir sérieusement que si des hypothèses contradictoires ont été posées et que les résultats produits pour tester ces dernières se sont avérés non concluants.
L’approche épistémologique supportée par l’utilisation de la CIM ou du DSM et qui consiste à vérifier, pour si possible les constater, une liste plus ou moins exhaustive de symptômes attendus liés par une relation statistique (fréquence de l’occurrence associée) avec une maladie psychiatrique, n’obéit pas aux règles d’un raisonnement hypothético-déductif (abductif selon la terminologie de Charles Sanders Peirce[6]), comme nous allons tenter de le montrer.
En médecine, en tout cas dans les domaines somatiques, ce n’est pas l’existence de symptômes, y compris spécifiques, qui définit la maladie, ces premiers sont seulement des éléments qui éventuellement peuvent référer, avec une certaine force d’association statistique, à telle ou telle maladie. Conceptuellement et pratiquement, les symptômes et les maladies sont et doivent être des objets phénoménologiquement différenciés[7].
Prenons l’exemple de la maladie diabétique pour laquelle nous sommes en possession d’un modèle théorique assez bien établi. Ce modèle théorique nous permet de considérer cette maladie comme le résultat d’un déficit de production d’insuline par les îlots de Langerhans du pancréas, quelle qu’en soit la ou les causes. Cette connaissance nous permet d’identifier un lien physiologique de cause à effet avec les symptômes de polydipsie, de perte de poids et de polyurie, par ailleurs tous mesurables. Toutefois, il n’y a pas équivalence entre cette triade symptomatique très classique et le diabète. Le statut de cette triade est d’être un prédicteur de la maladie diabétique, des symptômes de haute probabilité pour le diagnostic, mais non pas le diagnostic en soi. Le passage nécessaire entre la question médicale « de quoi souffre mon patient ? » à l’hypothèse diagnostique « aurait-il telle ou telle maladie ? » implique la mise à disposition d’un modèle théorique comme outil heuristique indispensable à l’inférence de propositions diagnostiques (Canguilhem[8]). Dans la grande majorité des maladies somatiques, celles-ci peuvent exister indépendamment des symptômes, en effet le diagnostic peut souvent être posé dans une phase encore asymptomatique. Et l’on peut parfaitement rendre compte de ce phénomène car une théorie physiopathologique est disponible.
L’approche CIM-DSM pose comme non dissociables la maladie et au moins une partie de ses symptômes possibles. Identifier les symptômes psychiatriques équivaut donc à identifier la pathologie psychiatrique, ce qui est contraire à l’approche médicale. Entre l’identification du syndrome (l’ensemble des symptômes que présente tel patient) et le diagnostic, il doit y avoir nécessairement une étape de raisonnement supplémentaire, ce qui n’est pas le cas avec l’usage que les psychiatres peuvent faire de la CIM-DSM.
La CIM-F comme le DSM se présentent comme des instruments athéoriques. Ce n’est pas un avantage, c’est un problème : le problème de l’absence d’un modèle physiopathologique suffisamment établi des maladies mentales. En psychiatrie, même pour les maladies les plus établies, aucun modèle théorique ne s’est vraiment significativement imposé par l’évidence. Par exemple, quelle est la part de la maladie mélancolique explicable par la théorie monoaminergique ? 5%, 20%, 50%, 80% ? Sans avoir de réponse à cette question, nous sommes pourtant déterminés, médecins psychiatres, à prescrire très fréquemment des antidépresseurs et parfois même au-delà de l’indication "evidence based" de la dépression sévère, alors que nous n’avons pas la réponse à la question posée plus haut.
En psychiatrie, la relation entre symptomatologie et diagnostic est donc de type tautologique, comme dans toute inférence catégorico-déductive (Nous expliquerons ce terme dans un prochain épisode du Cerveau bayésien). S’il était déjà possible de mesurer en routine la concentration des divers récepteurs dopaminergiques dans les diverses régions cérébrales concernées où ils jouent un rôle, ainsi que la concentration en dopamine dans ces mêmes régions, et si on constatait une normalité de tout ceci chez un patient étiqueté schizophrène, nous n’aurions toutefois pas d’argument pour contester ce diagnostic en raison de l’association obligatoire entre présence des symptômes de cette maladie psychiatrique et la maladie.
S’il existait réellement un effort clinique complémentaire à l’identification des symptômes (sensibilité), de mise en doute systématique de la réalité de ces symptômes (spécificité) ou du moins de leur interprétation clinique alors l’approche CIM-DSM serait à considérer, vu le désert physiopathologique théorique dans lequel nous devons opérer. Mais, force est de constater que cette approche est presqu’exclusivement orientée dans le sens de la sensibilité et très peu dans celui de la spécificité, qu’il n’y a pas de recherche systématique explicitée de résultats cliniques qui permettraient de questionner l’interprétation des symptômes cliniques observés.
[1] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux : le manuel de l’Association Psychiatrique Américaine.
[2] Classification internationale des maladies : le manuel de l’Organisation mondiale de la santé.
[3] Papart JP, Chastonay Ph. Le raisonnement scientifique appliqué au domaine de la santé – Manuel d’épistémologie. Réalités Sociales, 2002.
[4] Papart JP, Chastonay Ph, Heggerickx I. Epistemology and Prevention of Mental health. In Issues in Preventive Psychiatry. Karger, 1999.
[5] Popper K. La logique de la découverte scientifique (1934). Payot, 1973.
[6] Peirce CS. 1931-1935 Collected Papers, Cambridge, Harvard, University Press. Trad. Fr. partielle : Ecrits sur le signe, éd. Par G. Deledalle, Paris. Le Seuil, 1978.
[7] Dans l’épisode N°5 de notre série Le Cerveau Bayésien, nous avions jugé utile de distinguer trois dimensions phénoménologiques de la maladie : sickness, illness et disease.
[8] Canguilhem G. Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. Paris. Vrin, 1977.
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