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Le cerveau bayĆ©sien (Ɖpisode n°1)

  • Dr Jean-Pierre Papart
  • 16 janv. 2023
  • 6 min de lecture

DerniĆØre mise Ć  jour : 13 nov. 2024

Suis-je folle, Docteur ? Non, vous faites juste une erreur de calcul.


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Lorsque son taux sanguin de quĆ©tiapine n’atteint plus la concentration thĆ©rapeutique, ma patiente, Madame X, prĆ©sente rĆ©guliĆØrement un Ć©pisode de panique dans la situation suivante. Elle est en promenade avec son mari et son fils et croise un jeune homme entre 15 et 30 ans, aux cheveux noirs et crĆ©pus, vraisemblablement d’origine arabe. Automatiquement, elle transformera cette sensation visuelle en une reprĆ©sentation d’être face Ć  quelqu’un de trĆØs probablement terroriste qui cache certainement sous sa veste une ceinture d’explosifs. Nous dirons que son interprĆ©tation est dĆ©lirante et s’explique par une erreur de calcul bayĆ©sien.


L’effet de sensation produit, Ć  savoir la vision d’un jeune homme d’origine arabe qui dĆ©clenche chez elle une trĆØs forte anxiĆ©tĆ©. Nous nommons cet effet : A. L’explication causale qu’elle se donne de l’effet reprĆ©sentĆ© est que ce jeune homme est certainement un terroriste. Nous nommons cette cause : B.


L’émotion de peur est la reprĆ©sentation sensorielle d’une probabilitĆ© de danger. Lorsque le danger est Ć©tabli / certain / opĆ©rant en temps rĆ©el, alors la peur est dĆ©passĆ©e (la rĆ©action Ć©motionnelle) et c’est alors le temps de l’action (l’action Ć©motionnelle de la fuite ou l’attaque). Donc, s’il y a peur le risque doit nĆ©cessairement ĆŖtre infĆ©rieur 1 (100%), donc compris entre 0.00001% et 99.9999%. Si je demande Ć  ma patiente comment estime-t-elle la probabilitĆ© que le jeune homme qu’elle a croisĆ© et qui a Ć©veillĆ© sa peur (A) soit rĆ©ellement un terroriste (B), elle pourra me rĆ©pondre selon les circonstances, ½, 1/5, 1/10, … La question est de savoir Ć  partir de quel risque (probabilitĆ© du danger) son anxiĆ©tĆ© s’engage. En termes bayĆ©siens, quelle est – subjectivement pour ma patiente – la valeur que prend la probabilitĆ© (P) que le caractĆØre terroriste (B) soit l’explication rationnelle de son sentiment de peur face Ć  la vue du jeune homme (A). En d’autres termes, quelle est la probabilitĆ© d’être face Ć  un terroriste si elle voit un tel jeune homme? Soit P(B/A).


La formule bayƩsienne est la suivante :


P(B/A) * P(A) = P(A/B) * P(B) et donc P(B/A) = (P(A/B)*P(B)) / P(A)


Avec P(A/B) = probabilitĆ© qu’un terroriste identifiĆ© soit un jeune homme arabe. C’est le caractĆØre de terroriste qui est ici donnĆ© et la cause explicative est qu’il soit arabe. Si, en nous Ć©loignant du concept de terrorisme tel que dĆ©fini par les sciences politiques de stratĆ©gie de terreur, et en y agglomĆ©rant toutes situations de violence radicale et lĆ©tale contre les personnes, le dĆ©nominateur B inclura non seulement les terroristes se rĆ©clamant de l’Islam radical, mais aussi cette mĆŖme violence orchestrĆ©e par des tenants de l’extrĆŖme droite raciste et xĆ©nophobe et encore ceux capables des mĆŖmes atrocitĆ©s et appartenant Ć  l’extrĆŖme gauche comme les Black Blocks. On posera Ć  titre d’estimation rĆ©aliste que P(A/B) = 1/20, Ć  savoir que de 20 terroristes pris au hasard en Suisse ou en Europe, un seul rentre dans la catĆ©gorie d’être d’origine arabe. Donc P(A/B) = 0.05.


Avec P(A) = la probabilitĆ© qu’en Suisse romande, où vit ma patiente, un jeune soit d’origine arabe. La Suisse est un pays qui accueille beaucoup d’étrangers et je propose l’estimation que parmi 25 jeunes hommes croisĆ©s au hasard dans la rue, seul 1 soit d’origine arabe. Donc P(A) = 0.04.


Avec P(B) = est le risque individuel d’être au mauvais moment au mauvais endroit face Ć  un terroriste. Le calcul est heureusement encore impossible en Suisse car toutes les tentatives terroristes potentiellement lĆ©tales ont fort heureusement Ć©tĆ© dĆ©jouĆ©es par l’action des services de renseignement. Si l’on fait le calcul pour la France en sommant au cours des derniĆØres annĆ©es les attentats islamiques de Khaled Merah, contre Charlie Hebdo, l’hyper Cacher, le Bataclan, le curĆ© Jacques Hamel, Madame Halimi, le Professeur Paty, mais aussi les fĆ©minicides barbares, les assassinats de policiers par les narcotrafiquants, etc., etc., on pourrait faire l’estimation que le risque sur la vie (incidence sur la vie) de se trouver victime d’une situation similaire doit ĆŖtre infĆ©rieure ou au pire Ć©gale Ć  1/1 million. Donc P(B) = 0.000001.


Avec ces estimations, on peut maintenant calculer de faƧon plus rĆ©aliste que la patiente la probabilitĆ© d’être face Ć  un terroriste :


P(B/A) = (P(A/B) * P(B)) / P(A) = (0.05 * 0.000001) / 0.04 = 0.00000125, soit 1,25 fois sur 1 million, vraiment pas très différent de P(B).



Le lien entre ce calcul et le fonctionnement de notre cerveau


Parce que la premiĆØre fonction de notre cerveau est d’assurer notre survie, la dĆ©tection de tout changement, dont il nous faut exclure a priori le caractĆØre dangereux, est sa prioritĆ©. La seconde fonction prioritaire du cerveau est sa capacitĆ© de mouvoir le corps[1], en particulier pour se mettre Ć  l’abri du danger. La question – consciente ou inconsciente – que se pose le cerveau est donc celle de savoir quelle stratĆ©gie de mobilisation adopter pour garantir sa survie et son bien-ĆŖtre. RĆ©pondre Ć  cette question implique de faire une prĆ©diction concernant l’environnement en n'ayant pourtant qu’un accĆØs informationnel limitĆ© Ć  celui-ci. On peut formuler ainsi la question : sur base de ce que je capte de l’environnement, quelle stratĆ©gie comportementale dois-je adopter pour assurer / retrouver mon bien-ĆŖtre et ma sĆ©curitĆ© ? La rĆ©ponse Ć  cette question implique l’accĆØs Ć  une double ressource informationnelle : 1) l’information concernant l’environnement et les changements qui s’y opĆØrent et 2) l’information concernant l’efficacitĆ© des rĆ©ponses comportementales Ć  engager pour assurer survie et bien-ĆŖtre. Le dĆ©ficit d’information disponible liĆ© Ć  ces deux propositions se nomme incertitude (information = 1 – incertitude). L’information Ć  laquelle le cerveau Ć  accĆØs est celle correspondant aux effets sur le corps induits par l’environnement, celles que lui apportent des sensations extĆ©ro- et intĆ©roceptives. Ce sont ces sensations qui lui permettent d’infĆ©rer la nĆ©cessitĆ© d’une adaptation en cas où celles-ci relĆØveraient l’existence d’un changement susceptible d’affecter bien-ĆŖtre ou sĆ©curitĆ©. Mais le Ā« quelle rĆ©ponse comportementale engager ou non face Ć  ces effets constatĆ©s Ā» implique un accĆØs Ć  l’information portant sur la causalitĆ© probable Ć  l’origine des effets ressentis et Ć  la meilleure maniĆØre d’y faire face. L’incertitude est double : liĆ©e Ć  la causalitĆ© du ressenti que le cerveau cherche Ć  identifier et Ć  l’identification des comportements susceptibles de rĆ©tablir la sĆ©curitĆ©. Pour identifier les plus adĆ©quats et les plus efficaces, le cerveau va Ć©mettre des prĆ©dictions (si je fais ceci alors j’obtiens cela) Ć  travers une approche, dite bayĆ©sienne. Afin de construire ces hypothĆØses de comportements apotropaĆÆques, il va donc produire de l’information – rĆ©duire l’incertitude – et devra pour ce faire produire et consommer de l’énergie.


Comment le cerveau s’y prend-il pour estimer la probabilitĆ© de la cause si l’effet est donnĆ© ? C’est lĆ  qu’intervient le thĆ©orĆØme de Bayes-Laplace. Le cerveau utilise l’information liĆ©e aux effets ressentis – des donnĆ©es sensorielles – pour se reprĆ©senter leurs probables causes. Si le calcul probabiliste effectuĆ© par le cerveau est de type bayĆ©sien et non pas frĆ©quentiste[2], c’est parce que le raisonnement ne dĆ©marre pas de zĆ©ro, mais bien Ć  partir d’une croyance initiale, d’une information acquise prĆ©cĆ©demment ou Ć©ventuellement innĆ©e. Le cerveau est donc dĆ©positaire de croyances liĆ©es aux causes de nos ressentis neuroceptifs (nous allons utiliser le concept de Ā«priors Ā» ou de Ā« modĆØles internes Ā» de menace de danger, comme des images, des bruits ou des odeurs de prĆ©dateurs). Ces modĆØles internes nous aident Ć  prĆ©dire les sensations que nous devrions ressentir dans tel ou tel changement contextuel. Si toutefois, la sensation ressentie est significativement diffĆ©rente de celle attendue (selon le Ā« prior Ā»), cette diffĆ©rence sera perƧue comme une Ā« surprise Ā» liĆ©e Ć  une Ā« erreur de perception Ā». La reconnaissance de cette Ā« erreur de perception Ā» va permettre au cerveau d’ Ā« updater Ā» ses modĆØles internes. Face au changement et si la sensation neuroceptive (le sens du danger) arrive Ć  la conscience, c’est parce qu’il y a de la surprise en lien avec l’incertitude ou le dĆ©ficit d’information nĆ©cessaire Ć  une adĆ©quate mobilisation comportementale pour faire face au changement (interne ou externe). La production bayĆ©sienne d’information aura comme fonction de diminuer cette surprise-incertitude.



[1] Erick Kandel, Prix Nobel de mĆ©decine en 2000, a montrĆ© qu’un organisme vivant qui ne se meut pas ou qui perd sa capacitĆ© Ć  se mouvoir n’a pas ou plus besoin d’un cerveau.

[2] Si en statistique bayĆ©sienne on calcule la probabilitĆ© d’une thĆ©orie (ici la cause explicative d’un effet ressenti) vu l’occurrence d’un Ć©vĆ©nement (un effet constatĆ©, ici un ressenti), en statistique frĆ©quentiste on calcule la probabilitĆ© de l’occurrence d’un Ć©vĆ©nement selon une certaine thĆ©orie. Ce dernier type d’approche statistique est celui que l’on retrouve dans la toute grande majoritĆ© des publications mĆ©dicales. Par contre, l’approche bayĆ©sienne est celle de mise pour l’infĆ©rence du diagnostic mĆ©dical.

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