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Le cerveau bayésien (Episode n°8)

  • Photo du rédacteur: Dr Jean-Pierre Papart
    Dr Jean-Pierre Papart
  • 25 nov.
  • 11 min de lecture

Origine de la psychothérapie systémique


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1ère partie : fondation théorique


Dans l’épisode précédent (n°7) de notre série Le cerveau bayésien, nous avions annoncé l’objectif de refonder d’une certaine manière la théorie de la thérapie systémique à la lumière actuelle du Principe de l’énergie libre (PEL) de Karl Friston.


La fondation de la thérapie systémique trouve son origine théorique – la cybernétique – dans la rencontre entre Gregory Bateson et plusieurs scientifiques particulièrement créatifs (McCulloch, Mead, Wiener, etc.) qui se sont retrouvés dans le cadre des réunions préparatoires intitulées « Cerebral Inhibition » (1942-1945), les conférences à proprement parlé de la Fondation Macy intitulées « Cybernetics: Circular Causal and Feedback Mechanisms » (1946-1953) mais encore dans d’autres conférences et contextes[1].


Dans cette 1ère partie, nous allons développer l’origine théorique de la thérapie systémique et quel bénéfice elle peut encore tirer aujourd’hui des recherches de Karl Friston qui s’inscrivent dans un nouvel approfondissement neuroscientifique de la cybernétique.


Gregory Bateson (1904-1980), biologiste et anthropologue, était disposé à s’intéresser à la cybernétique à la suite de sa lecture (très vraisemblablement au début des années ’30 pendant ses études à Cambridge) du livre de Russel et Whitehead : Principia Mathematica (1910-1913) qui explique la théorie des types logiques[2]. C’est de cette compréhension des choses qu’il tirera son concept de double bind (double contrainte). La cybernétique s’est développée au croisement de plusieurs disciplines (mathématiques, biologie, ingénierie, philosophie), dans le contexte de l’essor des technologies de l’information[3]. La cybernétique est, selon la définition qu’en donnera Robert Wiener, une théorie des systèmes dans leurs dimensions de régulation par rétroaction / feedback (ajustement secondaire à l’action même du système par boucles rétroactives), d’autocontrôle (maintien de l’équilibre malgré les perturbations) et de communication (transmission d’information entre les composantes d’un système), que ces systèmes soient mécaniques ou vivants. Tout système tend vers un but, celui de la machine est de remplir une certaine fonction, celui du vivant de se garder en vie. La cybernétique permet de traiter des questions telles que : comment fonctionne un système automatisé (ex. : thermostat) qui peut s'ajuster en fonction de son environnement (ex. : température) ? Ou encore : comment les êtres vivants peuvent-ils recevoir de l'information, la traiter et réagir/agir en retour afin d’en tirer profit et de survivre ?


Si la mayonnaise a pris entre les représentants des sciences « dures » (mathématique, physique, informatique) et « humaines » (anthropologie, biologie, médecine), c’est principalement en raison de l’engagement de deux personnes : Warren McCulloch (1898-1969) et Margaret Mead (1901-1978). McCulloch a été la cheville ouvrière de ces conférences, il était présent à toutes les réunions préparatoires et à toutes les conférences qui ont suivi. C’est lui qui les a présidées. Avec Mead, il s’est évertué à organiser un dialogue épistémologique multidisciplinaire. A l’interface entre les scientifiques « durs » et donc les « mous », McCulloch – neurophysiologiste – a présenté ses recherches dans une optique cybernétique, inspirée par la pensée de Robert Wiener. McCulloch se représente le cerveau comme un instrument de traitement de l’information fonctionnant dans un réseau complexe de feedbacks assurant son autorégulation.  Avec son collègue Walter Pitts (1923-1969), ils publient en 1943 A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity. Cette publication présente un premier modèle mathématique du neurone biologique qu’ils nomment « neurone formel ». Ce neurone formel est directement inspiré du neurone biologique et prendra l’appellation de deep learning depuis les années 2000 (soit la programmation d’un ordinateur pour qu’il apprenne de manière autonome à partir d’exemples). L’IA progresse d’autant mieux qu’elle imite au mieux le fonctionnement cérébral, non pas en fournissant des explications, mais bien en faisant des prédictions (comme l’ont montré pour le cerveau « biologique » les recherches de Karl Friston ces 15 dernières années). La psychothérapie systémique et l’IA partagent ainsi la même origine théorique cybernétique. Si de nos jours, nous parlons de système d’information quand nous évoquons le fonctionnement cérébral, c’est au départ en raison des débats engagés dans les Conférences de Macy. Dans l’approche actuelle du principe de l’énergie libre (PEL) de Karl Friston, tous les éléments qui le constituent sont centrés sur le concept d’information (priors, sensations, représentations, …). La différence apportée par la cybernétique fristonienne est qu’on ne va plus se contenter de considérer le cerveau comme une simple boîte noire, mais on va commencer à en découvrir l’intimité.


Robert Wiener (1894-1964) était très vraisemblablement présent aux réunions préparatoires ; on est moins sûr pour les conférences qui ont suivi, mise à part la 1ère de 1946 et celle de 1949 (selon la liste des présents cette année ’49 mise à disposition par la Fondation). Il avait été intéressé par les recherches de McCulloch et Pitts. Même s’il avait déjà développé son concept de cybernétique pour les applications machines dès le début des années ’40, c’est après sa rencontre avec McCulloch et Pitts qu’il publiera en 1948 Cybenetics : or control and communication in the animal and the machine. Ce livre va bousculer la pensée scientifique et philosophique de la seconde partie du XXème siècle.  Dans son parcours universitaire, mentionnons que Wiener aura eu comme professeur Russel, auteur, avec Whitehead, de Principia Mathematica, et aura aussi été le professeur de Shannon qui a écrit The mathematical theory of communication (cf. Le cerveau bayésien, Episode n°7).


Ces scientifiques, et tous ceux présents à ces conférences, partageaient la vision d’une cybernétique de 1er ordre, mais donc aussi ses limites inhérentes, à savoir de devoir considérer que la solution du problème signifiait nécessairement et exclusivement un retour à l’état d’équilibre antérieur, ce qui est naturellement bien le cas pour une machine où la fonction est définie une fois pour toutes. Mais ce qui est valable pour les machines ne l’est pas forcément et identiquement pour les organismes vivants qui ont des compétences d’adaptation supérieures. Wiener, contrairement à McCulloch et ensuite Bateson, ne pensait pas initialement que les organismes vivants étaient a priori concernés par la cybernétique, toutefois Pitts le fera évoluer sur ce point comme nous l’avons mentionné plus haut. La cybernétique de 1er ordre s'intéresse aux systèmes fermés, où le feedback est essentiellement négatif pour permettre la seule stabilisation homéostatique[4]. La seconde cybernétique explore les systèmes ouverts capables de néguentropie, de feedback positif et qui identifie l’observateur comme partie intégrante du système.


L’arrivée dans le débat de John von Neumann (1903-1957), en tout cas aux conférences de ’46 et de ’49, fera évoluer les conceptions pour ouvrir le chemin vers la cybernétique de second ordre. En tant que mathématicien et informaticien (donc comme scientifique « dur »), il va pourtant rejoindre la vision de McCulloch et présentera le cerveau comme un ordinateur et l’ordinateur comme une sorte de cerveau. Le fonctionnement en réseaux des neurones tant biologiques que ceux dits « formels » de McCulloch et Pitts l’aidera à concevoir sa théorie des automates en lui permettant d’introduire une notion d’aléatoire dans les réseaux, de façon à les rendre capables de fonctionner en présence d’erreurs ou de "bruits"[5] aboutissant à un retour à l’équilibre différent de l’homéostasie attendue.


La participation aux conférences de Heinz von Foerster (1911-2002) est plus tardive (1949–1953)[6]. Il sera le concepteur de la cybernétique de 2eme ordre, celle des systèmes à la fois observés et observants. La première étant celle des systèmes observés comme nous l’avons déjà mentionné. Cette seconde cybernétique s’intéresse non seulement aux systèmes, mais aussi à l’observateur, à la subjectivité, à la construction de la réalité (optique constructiviste). Une application systémique bénéficiant aujourd’hui de la seconde cybernétique serait que le thérapeute ne reçoit pas comme telles les paroles et émotions du patient, mais que ses propres priors influencent les représentations qu’il s’en fait (cf. La prise en charge des troubles du spectre traumatique, Episode n°7). En 1976, von Foerster se liera au Mental Research Institute of Palo Alto lors de la conférence organisée par cette institution à la mémoire de Donald Jackson (décédé en 1968) où il fera un exposé sur la portée des fondements du constructivisme radical sur la psychothérapie pour expliquer comment patient et médecin coconstruisent la consultation dans une circularité. Il permettra ainsi d’identifier les interactions/rétroactions entre le système observant (le thérapeute) et le système observé, et non plus seulement entre les divers éléments constitutifs du système observé (le patient).


Ce sont tous ces apports qui permettront le dialogue entre les représentants des sciences « dures » et ceux des sciences « humaines » (médecine, psychologie, anthropologie) au cours des Conférences de Macy, en particulier Bateson pour qui ce concept fera tilt. Comme déjà mentionné, la psychothérapie systémique et l’IA partagent la même origine cybernétique. Le principal mérite de Bateson est d’avoir adapté les sciences humaines à la cybernétique. Toutefois, si la psychothérapie systémique a vu le jour à partir des considérations interdisciplinaires échangées aux Conférences de Macy, son développement s’est poursuivi par la suite, via d’autres avancées de la cybernétique, comme nous allons le montrer maintenant.


Si la deuxième cybernétique nous apparaît plus adaptée à la compréhension des systèmes vivants, non réductibles à des machines qui, si elles peuvent observer, ne pouvaient en tout cas pas agir au-delà du simple objectif homéostasique. Ces deux premiers chapitres de la cybernétique – de 1er et 2ème ordre – s’inscrivent dans une science encore par trop exclusivement à l’aise avec un déterminisme sans jamais pointer le nez du côté de l’indétermination. Dans son livre Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Moni Elkaïm (1941-2020) nous explique l’apport d’un autre grand savant cybernéticien :  Ilya Prigogine (1917-2003), titulaire du prix Nobel de Chimie en 1977. Ses travaux permirent de réaliser des avancées théoriques qui modifièrent encore plus substantiellement la perspective systémique en psychothérapie. Le changement systémique – objectif de la thérapie systémique – doit se comprendre comme une indétermination échappant au déterminisme. En effet, la thérapie familiale systémique s’est construite initialement autour de la théorie cybernétique des systèmes, toujours sensés retrouver leur stabilité homéostatique. Dans le cadre d’un système stable, la prédictibilité est de mise et le déterminisme domine. Nous nous retrouvions donc, psychothérapeutes intéressés par le changement, à travailler avec les familles à partir de modèles qui rendaient surtout compte de la stabilité. De surcroît, dans une vision des systèmes à l’équilibre (comme d’ailleurs dans une approche structuraliste), la liberté du sujet est soumise à caution. De la même manière que les penseurs structuralistes pouvaient affirmer que le sujet est le résultat de la place qu’il occupe dans un système structuré (famille / société), les premiers thérapeutes systémiques agissaient donc comme si l’individu était agi exclusivement par les règles – indépassables – d’un système qui le dépasse, principalement celui de sa famille. Grâce à Prigogine, et à son intérêt pour les systèmes hors de l’équilibre, la systémique découvre un nouveau monde où le hasard – et le "bruit" – peut jouer un rôle nouveau et où l’individu peut échapper à la prédictibilité déterministe (par le système familial et social dans lequel il est inscrit, y compris parfois même par son thérapeute). Les travaux de Prigogine ont porté sur la thermodynamique des systèmes ouverts, les structures dissipatives, les notions d'irréversibilité et de chaos créateur. Prigogine montre que certains systèmes, loin de l'équilibre, se réorganisent spontanément. Plutôt que de s'effondrer, ils peuvent évoluer vers une complexité nouvelle, … ce qui restait comme de l’impensable dans les systèmes déterministes tant de la 1ère que de la 2ème cybernétique. Le patient, comme le couple, la famille ou la société sont des systèmes ouverts et en interaction constante avec leur environnement, parce que vivants. Une crise n'est pas forcément une panne, mais une opportunité de transmutation. Les symptômes d’un individu, comme les conflits dans un couple ou une famille doivent être vus comme des signes de réorganisation potentielle, des structures dissipatives dans le vocabulaire de Prigogine, pas comme des dysfonctionnements à "corriger" pour assurer uniquement un retour à l’équilibre homéostatique antérieur. Dans son dialogue amical avec Elkaïm, Prigogine insiste sur le fait que dans les systèmes complexes, comme peuvent l’être un patient, un couple ou une famille, on ne peut pas toujours prédire l’évolution. Dans certaines circonstances (appelées points de bifurcation par Prigogine), de petites causes peuvent produire de grands effets. Cela justifie l’importance des interventions modestes, des changements de perspective, des "petits riens" dans les séances permettant une co-construction d’une nouvelle interprétation (inconsciente ou non) de la réalité, à même de bousculer les priors inappropriés du patient. Une simple parole ou reformulation peut faire basculer le système vers une nouvelle trajectoire par modifications des priors pathologiques. C’est bien à cela que servent surprise / externalisation / recadrage pour autant qu’une alliance thérapeutique soit suffisamment établie (cf. Prévenir et soigner les troubles du spectre traumatique, Episodes n°3, n°5, n°6 et n°7). On retiendra qu’un système s’éloignant de son état d’équilibre ne va pas nécessairement vers un état de déséquilibre entropique mais peut évoluer, à certaines conditions, vers un nouvel état d’équilibre, éventuellement très différent du précédent. En ce sens, l’approche théorique de Prigogine rejoint les concepts d’auto-organisation du psychiatre Asbhy[7]et d’autopoïèse  des biologistes Maturana et Varela[8].


SI l’apport théorique de Prigogine est la 3ème étape du développement de la cybernétique explicative de la thérapie systémique, le Principe de l’énergie libre de Karl Friston en est la 4ème, ainsi que la cerise sur le gâteau. Nous en avons déjà parlé, mais bien du chemin de compréhension en profondeur nous reste à parcourir.




Notes :

[1] Sans avoir la certitude que Bateson était ou non présent aux rencontres de Macy, en tout cas aux réunions préparatoires, on sait toutefois qu’il s’y est intéressé de près et en a été bien informé, via sa collègue et épouse – Margaret Mead – dont la présence et le rôle très actif dans ces conférences est parfaitement établi (NB : j’ai pu recevoir de la Fondation Macy la liste des participants à la conférence de 1949 et Bateson y était bien présent). Il n’aurait pas donné d’exposé programmatique dans ces réunions (d’où sa moindre visibilité), mais serait intervenu dans les discussions.

[2] La théorie des types logiques aura permis de dépasser les nombreux paradoxes auxquels se confrontaient tant les mathématiciens, les scientifiques, que les philosophies. L’exemple du Crétois menteur est bien connu. Lorsqu’un crétois explique que tous les crétois sont des menteurs, ment-il ? Paradoxe ! La théorie des types logiques pose comme non pertinente les propositions autoréférentielles. En d’autres mots, qu’un ensemble ne peut pas être membre de l’ensemble qu’il représente. La proposition du crétois qui dit « Je suis un menteur » n’a pas de validité selon Russel et Whitehead. La proposition « je suis un menteur » prononcée par l’individu crétois n’est pas du même niveau que la proposition « tous les crétois sont menteurs » ou encore « toute proposition formulée par tout crétois est mensongère ». On dira que cette dernière proposition est de niveau I et la première de niveau II. Donc à la question « ment-il ? », on répondra « pas nécessairement » car sa proposition était de niveau I et celle formulée par Épiménide le Crétois de niveau II. L’objet de la proposition de niveau II – prédicat sur un individu, n’appartient pas à la même catégorie (niveau, ensemble) que la proposition de niveau I – prédicat sur un prédicat. Dans ce cas d’espèce, la proposition « tous les crétois sont menteurs » n’est donc éventuellement valide que prononcée par un non-crétois (non-membre de l’ensemble des crétois par définition menteurs) mais n’a pas de validité si prononcée par un crétois lambda. Ce paradoxe peut être lu comme le fera Bateson, comme un double bind.

[3] Le mot cybernétique vient du grec κυβερνήτης (kybernêtès), qui signifie "pilote" — ce qui guide le bateau, qui "informe" le bateau, pour qu’il avance selon la volonté du capitaine.

[4] Le concept d’homéostasie (homoios = égal ; stasis = état) a été proposé par Walter Bradford Cannon (1871-1945) et apparaît pour la 1ère fois dans dans son livre The wisdom of the body (1932) où il décrit les mécanismes physiologiques qui y concourent au maintien de l’équilibre, en particulier le feedback négatif. Il propose que la fonction de la physiologie et du comportement allostatique (retour à l’équilibre) est de restreindre les états homéostatiques à une plage physiologique tenable. Sans faire usage lui-même du concept d’homéostasie, Claude Bernard (1813-1878) avait déjà décrit comment les organismes régulent leurs fonctions physiologiques pour maintenir la stabilité du milieu interne dans son ouvrage Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865). Les processus strictement homéostatiques sont purement entropiques, alors que les organismes vivants sont capables d’une certaine néguentropie, toutefois dans certaines limites.

[5] Le bruit est un signal parasite apparaissant dans un environnement perturbé et susceptible d’affecter la performance du système, mais parfois apte à favoriser de nouvelles adaptations.

[6] Selon la liste des présences à la conférence de ’49, mise à disposition par la Fondation Macy, von Foerster était présent en ’49 en tant que secrétaire de la conférence.

[7] William Ross Asbhy (1903-1972), à la fois neuropsychiatre et ingénieur. Son concept cybernétique d’auto-organisation décrit un processus par lequel un système évolue vers une nouvelle structure via l'interaction locale entre ses composants sans intervention externe. 

[8] Ce concept d’autopoïèse introduit en 1972 par Maturana et Varela définit la caractéristique des êtres vivants de se redéfinir continuellement afin de se maintenir en vie.



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