Prévenir et soigner les troubles du spectre traumatique (Episode n°5)
- Dr Jean-Pierre Papart
- 10 sept.
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 oct.

La première consultation (2ème partie)
Nos symptômes ne sont pas contre nous. Ils sont nos amis. Par exemple, la douleur veut nous faire savoir s’il y a quelque chose à faire pour protéger notre corps et son bien-être, comme nous éloigner rapidement d’une source de chaleur susceptible de nous brûler. Au départ, un symptôme est un essai de prévention d’un problème plus grave qui pourrait survenir. L’intérêt du symptôme, c’est son caractère d’input intéroceptif, à direction d’influence bottom-up sur la représentation du problème. Son intérêt, c’est qu’il est authentiquement subjectif, contrairement à l’explication du problème – du « quoi »[1] – que se donne le patient à partir du prior qui oriente top-down la représentation qu’il s’en fait. Le problème, qui finit parfois à prendre le pouvoir sur le sujet, est le résultat d’une représentation / interprétation, qui in fine détermine une émotion, ensuite un comportement, c’est-à-dire une réponse – plus ou moins (mal)adaptée – à un changement perçu consciemment ou inconsciemment et prenant la forme d’un symptôme. Comme le problème, en tant que représentation, se construit dans l’intervalle entre le prior interprétatif et les inputs de sensation intéroceptive (le symptôme), il est utile de l’« externaliser ».
La technique thérapeutique d’externalisation du problème nous vient de Michael White (1948-2007) et David Epston (1944-). Le dialogue stratégique proposé par Giorgio Nardone (1958-) en est assez proche. Le questionnement éristique de Mara Selvini (1916-1999) de l’École stratégique de Milan va aussi dans le même sens. Je mentionne aussi Boszormenyi-Nagi (1920-2007) pour son questionnement centré sur les loyautés relationnelles du patient[2]. Ces diverses approches ont en commun la thérapie systémique dite narrative.
Même si White et Epston n’y font pas allusion dans leurs écrits, le concept et la technique d’externalisation trouvent leur source théorique dans la cybernétique, dont les Conférences de Macy (1942-1953), qui ont traité ce sujet de façon multidisciplinaire et ont eu un impact majeur sur l’un de ses participants, Gregory Bateson, le principal inspirateur de la psychothérapie systémique, du moins pour son volet théorique. L’inspirateur de cette approche thérapeutique sur le plan pratique est, sans conteste, le psychiatre Milton Erickson que Bateson connaissait depuis les années ‘30. L’approche consiste à porter un regard épistémologique différent que celui habituellement de mise sur le binôme patient-problème. La considération culturelle la plus habituelle, tant pour le patient, son entourage et son thérapeute, est de se représenter le patient comme à l’origine du problème, comme le sujet du modus operandi ayant accouché du problème, le patient comme composante active et le problème comme composante passive du binôme. L’externalisation consiste à engager une autre lecture épistémologique de l’interaction entre les deux composantes de ce binôme et à se demander en quoi ont consisté l’action et les effets du problème sur le patient. Dans son livre Aesthetics of Change (1983), Bradford Keeney (1950-), présente les apports de la cybernétique interprétée par Gregory Bateson qui en aura déduit les prémices d’une approche théorique à la source de la thérapie systémique. Il donne l’exemple suivant. On peut regarder un match de baseball et interpréter au moins de deux manières la relation entre un joueur et la balle, ainsi que la batte assurant leur relation. La lecture habituelle de cette scène engage la représentation de l’observateur comme celle d’un joueur qui tape sur une balle avec sa batte de baseball pour l’envoyer dans la direction souhaitée. Une autre lecture consiste à voir comment la balle, en raison de son poids, de sa forme, de la texture de son enveloppe, oblige la batte à s’adapter à ces caractéristiques et comment le joueur est obligé aussi d’adapter ses propres gestes aux caractéristiques de la batte, tout en subissant les répercutions physiques (effort musculaire, fatigue, …) de son geste pour permettre à la batte d’opérer. L’externalisation est donc bien un outil déductif d’une épistémologie cybernétique[3].
Le premier contact avec le patient n’est pas d’ordre diagnostique ou d’identification exclusif du problème mais stratégiquement déjà thérapeutique en ouvrant et en donnant priorité au ressenti, à l’intéroception générée par les émotions, pour positionner les choses d’emblée sous un autre point de vue alternatif au modus operandi cognitif habituel du patient. Donc engager le changement dès le premier moment en générant chez le patient l’expérience de la surprise comme nous l’avons vu récemment[1].
Externaliser, ce n’est pas extérioriser. L’extériorisation s’applique au symptôme et à l’émotion qu’il génère (la surprise, la peur, la colère, la souffrance associée à la douleur ou à la peine, …). Cette extériorisation doit être valorisée et encouragée dans les moindres détails lorsque le patient partage son ressenti émotionnel, mais seulement lorsqu’il se sent apte à le faire. Quant à elle, l’externalisation s’applique à la représentation que le patient se fait de ce qu’il nomme son problème, c’est-à-dire ce qu’il considère être la cause de la souffrance qui l’aura convaincu de chercher de l’aide[4]. La représentation que s’en fait le patient le plus habituellement, ... c’est qu’il est lui-même son problème, et uniquement lui-même car il ne peut y avoir qu’une seule cause à un effet, autre prior particulièrement dominant. Comme l’être humain cherche de façon constante un unique sens aux choses qui font sa vie et ne peut accepter les diverses instances moiïques qui le constituent, il se sent obligé d’articuler un discours où pour dire du mal de son problème, il finit le plus souvent à dire du mal de lui[5]. Si nous changeons la représentation en nous éloignant du prior que nous avons erronément construit, alors nous pourrons modifier cognition, émotion, intention et comportement, soit réengager de la liberté. Externaliser, c’est créer un espace de représentation qui séparera / déconnectera le patient de « son » problème. En d’autres mots, l’externalisation est une étape dans la remise en question des priors liés à une problématique. Ces priors engagent des intentions, des émotions et des comportements dont le problème a besoin pour se maintenir. Le dialogue externalisant est utile lorsque le patient se confond avec son problème, ce qui est le plus souvent le cas. C’est le patient qui doit augmenter son influence sur le problème et non l’inverse. L’anamnèse externalisante permet de comprendre comment un individu, un couple ou une famille se mettent au service du problème pour abîmer une estime de soi, développer une culpabilité, altérer voire détruire une ou plusieurs relations, etc. L’objectif de l’anamnèse externalisante est double. D’une part, désidentifier le problème d’avec l’identité de la ou des personnes qui en porte le chapeau, le plus souvent le patient lui-même, plus rarement mais pas plus efficacement quand « c’est la faute des autres » ; d’autre part, identifier le prior responsable de l’inadéquation de la représentation du problème.
Le concept de « décentration » de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) est parfois confondu avec celui d’externalisation. La décentration se réfère à la capacité de prendre de la distance par rapport à ses émotions, de les observer comme des événements objectifs de l’esprit, plutôt que de s’identifier personnellement à eux (Interpersonal Process in Cognitive Therapy par Safran, J. D. & Segal, Z. V., New York, Basic Books, 1990). La décentration cherche, comme l’externalisation, la désidentification du sujet d’avec le problème. Toutefois la décentration porte davantage sur la prise de distance par rapport à l’émotion alors que l’externalisation cherche à créer de la distance d’avec le prior ayant orienté la représentation du problème et l’ayant identifié le plus souvent au patient lui-même. La décentration TCC est plus adéquatement comparable à l’extériorisation, telle que nous l’avons définie.
C’est à chaque thérapeute et sans doute même à la particularité de chaque patient que doit s’adapter le dialogue d’externalisation. Voici quelques idées dont je me sers personnellement.
Tout d’abord, pour permettre ce travail thérapeutique d’externalisation, il est recommandé de ne pas faire l’anamnèse traumatique en première intention[6] mais bien de commencer par l’anamnèse des « intentions du problème ».
Il y a lieu aussi de questionner ce que le patient a mis en place pour tenter de se libérer du problème afin de mettre au premier plan sa capacité d’acteur de sa vie. Toutefois, il y a aussi lieu d’identifier ce que le patient a mis en place mais qui, en réalité, aura fait perdurer le problème. En effet, chaque fois que des solutions tentées sans succès sont à nouveau réengagées, non seulement elles ne résoudront pas le problème mais elles risqueront fort de le compliquer, formant ainsi un cercle vicieux jusqu’à ce que la solution devienne elle-même le problème[7].
Quand on questionne et questionnera sur les ressentis subjectifs (intéroceptions et émotions), en raison de leur authenticité, il est cohérent d’utiliser des questions ouvertes en étant le plus attentif possible aux métaphores et autres tropes ou hypotyposes utilisés par le patient, pour nous en servir en complicité avec ses propres représentations. Par contre, pour externaliser le problème, n’hésitons pas à poser des questions fermées. Contrairement à ses ressentis subjectifs, les explications du patient quant à son problème n’ont pas le même niveau d’authenticité car fortement influencées par ses priors, en général des significations imaginaires socialement imposées[8]. Nous challengeons les priors, mais sommes amis des émotions. Oui, nous manipulons, mais seulement les priors, avec lesquels nous avons maille à partir, mais jamais le patient dans son authenticité émotionnelle.
1er moment : Yes set.
Comme pour une séance d’hypnose où nous ne pouvons opérer qu’avec le plein assentiment du patient, je trouve utile d’engager la conversation externalisante par un « yes set »[9]. L’idée est de solliciter l’adhésion du patient en lui faisant répondre « oui » à quelques questions auxquelles une réponse négative n’aurait pas de sens. Ensuite, une fois acquis une certaine automaticité de la réponse positive, la solliciter à nouveau pour un engagement du patient pour lequel il pourrait logiquement éventuellement se refuser, toutefois moins probablement après cette mise en condition d’ouverture.
Exemple :
T : « Vous êtes là maintenant, aujourd’hui, dans ce fauteuil, en face de moi ? »
P : « Ben oui ».
T : « Parce que vous avez pris la décision que ce que vous enduriez depuis trop longtemps n’avait que trop duré ? »
P : « Oui ».
T : « Que vous n’en vouliez plus et qu’il était temps de passer à autre chose. C’est bien ça ? »
P : « C’est ce que j’espère ».
T : « Moi, je sais que si vous avez eu le courage de franchir la porte de ce bureau, de vous ouvrir à un inconnu, c’est que, … certainement … vous avez déjà fait une bonne partie du chemin pour aller bientôt mieux (suggestion thérapeutique), c’est bien ça ? »
P : « Si vous le dites ».
2ème moment : Présentation des acteurs du dialogue thérapeutique / circularité.
La thérapie systémique s’inscrit depuis les années ’80 dans ce qu’on a appelé, suite aux Conférences de Macy, la « seconde cybernétique », soit l’étude des systèmes où l’observateur, en l’espèce dans ce cas le thérapeute, fait intégralement partie du système, d’où l’importance que celui-ci devra accorder à sa résonnance d’une part et à son contre-transfert dans sa relation avec le patient[10]. Patient et médecin coconstruisent la consultation dans une « circularité »[11], en particulier les questions du thérapeute sont en grande partie déterminées par les réponses et autres apports du patient.
T : « Je me présente. Je suis le Docteur Untel, psychiatre-psychothérapeute. Et vous ? … A qui ai-je l’honneur ? ».
Si le patient exprime des choses de lui-même indépendamment de la raison de sa venue, cela peut nous indiquer qu’il conserve une certaine image positive de lui-même, ce qui représentera un atout pour la suite. Toutefois très souvent, le patient exprimera en première intention ou bien ses émotions ou bien la ou les raisons problématiques, le « pourquoi » qu’il attribue à sa souffrance.
Si pour se présenter, exprimer sa souffrance ou sinon le problème qu’il identifie comme la cause de celle-ci, le patient utilise des métaphores ou des métonymies, il va être très utile de les identifier et de les réutiliser pour orienter le patient vers son ressenti. Le vocabulaire et les figures de style usités par le patient font partie de sa présentation. L’utilisation d’une expression orale du même style par le thérapeute va aider à la formation du lien thérapeutique.
Exemple n°1 :
P : « C’est galère ».
T : « Ok. Vous y ramez dans les cales ou vous tenez le gouvernail ? »
P : « Je rame, Docteur ».
T : « Y a-t-il d’autres rameurs ou vous êtes tout seul à bord ? » (pour identifier les ressources relationnelles).
P : « …. ».
T : « Si vous restiez dans cette galère, vous savez où elle vous conduirait ? »
Exemple n°2 :
P : « Je suis dans un tunnel »
T : « C’est encore tout noir, où vous en voyez, au moins vaguement, la sortie ? »
P : « C’est tout noir »
T : « Vous avez des phares ? »
3ème moment : anamnèse des intentions du problème / neutralité.
Alors que le patient est sans doute pressé d’en arriver aux faits, lui couper l’herbe sous les pieds en quelque sorte en lui proposant non pas d’exposer son problème (nouvelle surprise) mais bien d’engager l’externalisation de ses effets[12]. Par exemple, lui demander de décrire les conséquences du problème sur sa vie et ses relations. Lui demander si son problème n’aurait pas eu quelque utilité, du moins au début lorsqu’il s’est imposé. Et s’il servirait encore éventuellement aujourd’hui, ou sinon que se passerait-il en bien comme en mal lorsque le problème aura disparu ? En procédant ainsi le thérapeute maintient une attitude de « neutralité » (autre concept proposé par Selvini et alii) sans condamnation du problème. L’idée est donc bien d’identifier l’influence du problème sur la vie et les relations du patient et de ses proches, mais sans prendre position. Michael White parle de tracer la carte de l’influence du problème[13]. Une fois caractérisé l’impact du problème et lorsque le patient ressentira comme une différenciation entre lui et son problème, qu’il ne sera plus réductible à son problème, on peut suggérer au patient de nommer son problème, de lui donner une identité autre que lui-même[14]. Pour conclure ce troisième temps de l’anamnèse externalisante, je peux parfois exprimer quelque chose comme « Vous savez, je ne dois pas tout savoir de vous et de toutes les difficultés que vous avez traversées. Je voudrais juste comprendre les changements que vous voulez vivre, pour qu’il y ait un avant (qu’on ne pourra changer) et un avenir (qui vous conviendra mieux), pour que nous puissions tirer ensemble à la même corde ». En somme, une suggestion complémentaire, ressentie peut-être comme une excuse du thérapeute pour sa procrastination à aborder la problématique, mais suggestion pour valoriser le changement et dévaloriser le problème.
Exemples :
T : « Comment le problème affecte-t-il vos relations ? »
T : « Qu’avez-vous perdu (opportunités, relations, …) à cause du problème ? Y a-t-il une chose positive qu’il vous aurait apporté (meilleure compréhension de vous-même, …) ? »
4ème moment : questionnement éristique / hypothétisation.
L’idée est ici de passer de l’influence du problème au problème proprement dit, le « quoi ». Le mot « éristique » vient du grec ancien eristikos (ἐρισ-τικός), qui signifie relatif à la controverse (ἐρις pour controverse / dispute et -τικός comme suffixe signifiant "relatif à"). On peut lire ce qualificatif éristique dans une publication de 1975 "Paradoxe et contre-paradoxe" (M. Selvini, L. Boscolo, G. Cecchin et G. Prata) mais sa pratique est clairement d’origine éricksonienne. Le questionnement éristique est une technique qui vise à révéler des dysfonctionnements dans les systèmes de représentations (priors) des patients, ainsi que les tentatives de solution déjà tentées, afin de provoquer des réactions initiatrices de changements. Il s'agit d'une forme de questionnement provocateur (d’où le terme « éristique »), conçu pour perturber les schémas de pensée rigides par l’émergence d’« hypothétisations », autre concept introduit par l’École de Milan. L’hypothétisation, contrairement aux priors qu’elle veut challenger, n’est pas une hypothèse qui se prend pour une vérité, mais une ouverture à tous les possibles dont serait capable le patient. C’est dans ce questionnement qu’on recourra aux questions fermées plutôt qu’ouvertes comme au cours des moments précédents. Vers la fin de ce quatrième moment, le thérapeute pourra par exemple dire : « Vous savez, s’engager dans une thérapie, ce n’est pas discuter indéfiniment du comment du pourquoi, du pourquoi du comment, mais tester des idées de changements. On a une idée, on l’applique et on voit ce que ça donne. Si ça ne donne rien, eh bien on teste une autre idée de changement »[15].
Exemples d’hypothétisations :
Exemple n°1 (crise d’angoisse)
T : « Quand vous avez une crise d’angoisse, c’est la peur de mourir ou de perdre le contrôle ? »
P : « …. ».
Dans notre période culturelle, c’est la seconde proposition qui est le plus souvent de mise. La peur de mourir est le plus souvent niée. Il semble que l’individualisme dépasse la vie en priorité sociale contemporaine.
T : « Ces moments de crise, vous faites tout pour les éviter ou vous les affrontez ? »
P : « …. ».
T : « Si vous ne pouvez les esquiver, que faites-vous ? Vous demandez de l’aide ou vous les affrontez seul ? »
P : « …. ».
T « : « Est-ce que c’est efficace ? »
P : « …. ».
Exemple n°2 (estafilade) : hypothétisation intégrant neutralité du thérapeute et circularité.
T : « Quand vous vous scarifiez, est-ce que cela vous fait du bien ou du mal ? »
P : « …. ».
T : « Est-ce la façon la plus efficace de vous soulager ? »
P : « …. ».
T : « Votre façon de faire est-elle acceptée par votre entourage ou devez-vous vous cacher pour le faire ? »
P : « Je me cache. Ça fait peur à mes proches. Et vous qu’en pensez-vous, Docteur ? ».
T « : « C’est rassurant que vous ayez trouvé un moyen de vous soulager car ça peut faire horriblement mal une douleur psychique ».
P : « Vous n’y voyez rien à redire, alors ? ».
T : « Vous posez la question à un médecin. Les médecins, ça n’aime pas qu’on abîme le corps, que ça saigne. La peau, c’est fait pour mettre l’intérieur du corps à l’abri. Comme psychiatre, je sais que souffrir psychiquement peut parfois être pire que tout. Je pourrais toutefois ‘nous’ suggérer de chercher une autre méthode qui permettrait de troquer, comme vous faites efficacement, cette douleur psychique insupportable contre une douleur physique plus acceptable. Avez-vous pensé, quand ça vous arrive, à aller chercher quelques glaçons dans le freezer, à les serrer dans votre main, quelle que soit la douleur que ça provoque, jusqu’à ce qu’ils soient fondus. Ça vaut peut-être le coup d’essayer. Ça fait mal mais ça n’abîme rien. Bien sûr, faites-le aussi discrètement qu’avec les scarifications. Une autre idée ?»[16].
Les questions ne se préparent pas anticipativement par le thérapeute car elles résultent de la « circularité » de l’entretien patient-thérapeute. La neutralité du thérapeute a comme fonction de permettre au patient de créer ses propres solutions.
Autres questions :
T : « Avant de nous débarrasser du problème, qu’est-ce que ce problème cherche à nous faire entendre et comprendre ? »
T : « Dans quelles situations pensez-vous que le problème est plus fort que vous ? »
T : « Quelle est la part de vous qui est contre le problème et y en aurait-il une autre qui serait pour ? »
T : « Qu’est-ce qui changera dans votre vie et dans celle de vos proches en atteignant votre objectif de vous libérer du problème ? ».
T : « Quels sont les obstacles qui vous séparent de votre objectif ? Quelles sont vos ressources pour y arriver ? Quelle est la première étape, le premier pas ? Visualisez ce 1er pas, s’il vous plaît ».
T : « En mètres, quelle est la distance qui vous sépare encore de la solution ? Sur combien de mètres avez-vous déjà avancé ? ».
T : « Y aurait-il une utilité de cette ‘auto-mésestime’ de vous-même ? »
P : « Sans elle, je serais une ‘pouffe’, un délinquant, … »
T : « Ah ! D’accord, on garde la mauvaise estime … mais à quelle distance ? »
Deux questions de Boszormenyi-Nagi ;
T : « Dans votre situation , y a-t-il quelqu’un à blâmer ou est-ce le destin ? »
T : « Pensez-vous que ce destin difficile pour vous-même représente aussi un fardeau pour vos proches ? »
5ème moment : reformulation.
Afin de terminer cette partie de la première consultation (ou du set de consultations introductives), et afin d’assurer l’autre objectif du début de thérapie – le lien thérapeutique –il est important de s’assurer que patient et thérapeute se soient bien compris. D’où la nécessité de reformuler l’échange en le résumant et en le recadrant[17].
T : « Vous ai-je bien compris ? …. (le thérapeute résume ce qu’il a entendu et compris) »
Dans cette reformulation, le thérapeute veillera particulièrement à reprendre les métaphores du patient.
Conclusion
Si le patient n’est pas le problème, alors quelle relation décider avec le problème ? Quel impact du problème dans la vie ? Le client se libère d’une histoire devenue encombrante et source de souffrance pour tenter une nouvelle histoire qui lui permettra une marge de liberté et d’autonomie plus grande tout en approfondissant ses affiliations. C’est l’approche narrative.
*************************
Le principe de l’énergie libre (PEL) nous aide à comprendre le lien entre l’épistémologie systémique de Bateson revue par Keeney et le concept d’externalisation de White et Epston.
Bateson avait identifié l’inadéquation de certains modèles internes (priors) dans l’exemple qu’il donne de l’alcoolisme[18]. Lui ne parle pas d’erreur de calcul bayésien mais d’erreur épistémologique. Le prior de l’alcoolique est que « sa volonté est capable de contrôler la soif d’alcool de son corps », que sa volonté est suffisante pour qu’il arrête de consommer après un premier verre. L’erreur épistémologique viendrait d’une vision (prior) de séparation corps-esprit (dualisme cartésien), particulièrement tenace, que l’esprit gouverne le corps, une « croyance communément inconsciente » selon les mots utilisés par Bateson. Le système – l’alcoolique ici et le 1er verre là devant lui – n’est pas le même système que celui de l’autre système – l’alcoolique ici et le 1er verre ingurgité – (ici avec l’alcoolique). Les deux systèmes obéissent à des règles différentes. Ce ne sont pas les mêmes règles de fonctionnement cybernétique qui s’appliquent dans les deux situations. Selon Bateson, l’efficacité de l’approche de prise en charge de l’alcoolisme par les Alcooliques Anonymes (AA) est de considérer une vision / un prior alternatif, que c’est l’alcool qui contrôle l’alcoolique et non l’inverse, d’accepter l’inacceptable de ne pas être « le capitaine de sa vie ». Cette prémisse, pas nécessairement plus établie que la première[19], a toutefois montré davantage d’efficacité pour aider un individu à gérer son problème. Comme pour beaucoup de patients, psychiatriques ou somatiques, la première étape est souvent d’accepter la maladie et le diagnostic proposé. D’où l’intérêt de l’approche initiale d’externalisation : « Oui, la maladie est bien là, elle m’affecte, elle est forte, plus forte que moi, mais elle n’est pas moi et avec le médecin nous allons lui régler son affaire (nous allons l’encalminer, nosocrates que nous sommes le patient et moi 😊) ». L’approche initiale et répétitive de l’alcoolique qui veut contrôler son addiction est de se persuader que la prochaine fois, sa volonté lui permettra de s’arrêter après le premier verre. Watzlawick a popularisé la prémisse systémique que la solution est le problème, que ce premier verre qui devait être la solution se révèle à chaque fois comme le problème, que c’est la solution qui entretient le problème. La solution des AA est de changer d’approche, en commençant par troquer le prior dominant contre une autre prémisse à explorer (le changement épistémologique pour Bateson) : « Je suis alcoolique. L’alcool est plus fort que moi ». L’externalisation est une bonne première étape de cette nécessaire exploration.
Notes :
[2] Nous ferons le point ultérieurement sur les principales figures de la thérapie systémique.
[3] Nous reviendrons ultérieurement sur le concept de cybernétique et spécifiquement sur les apports majeurs de Bradford Keeney dans l’un de nos prochains blogs de la série Le cerveau bayésien.
[4] Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, l’ « identification » inadéquate de la cause d’une souffrance est le résultat d’une erreur de calcul bayésien.
[5] D’où ma réplique récurrente lorsqu’un(e) patient(e) exprime du mal de lui-même : « Je vous préviens, je suis tolérant, mais il y a une ligne rouge à ne pas franchir, celle d’injurier mes patient(e)s ».
[6] En particulier pour éviter une « retraumatisation ». On n’évoquera éventuellement les événements à potentiel traumatique (EPT) vécus par le patient que lorsqu’un lien thérapeutique particulièrement sécurisant aura été établi entre patient et thérapeute.
[7] Weakland J & Fisch R. Changements : Paradoxe et psychothérapie, 1974 / Watzlawick P. Faites vous-même votre malheur, 1983.
[8] Nous avons mentionné précédemment ce concept de « signification imaginaire sociale » dans l’épisode n°3 Du Vague à l’âme. Ce concept est du philosophe Cornélius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, Vrin, mai 1999).
[9] L’exercice du « yes set » est une invention de Milton Erickson qu’il a utilisé pendant toute son activité professionnelle mais ce n’est que dans une publication commune avec ses collègues Ernest et Sheila Rossi que le concept est publié pour la première fois : Hypnotic realities : The clinical hypnosis and forms of indirect suggestions, New York, Irvington, 1976.
[10] Nous reviendrons dans un prochain blog concernant l’alliance thérapeutique sur ces deux concepts importants.
[11] Le concept de circularité utilisé dans le cadre psychothérapeutique, nous vient de Mara Selvini et de son équipe de Milan (Selvini Palazzoli, Boscolo, Cecchin & Prata, Hypothesizing, Circularity, Neutrality : Three Guidelines for the Conductor of the Session. Family Process, vol. 19, n° 1, 1980). La circularité est aussi un concept de la cybernétique déjà clairement mentionné par plusieurs intervenants des Conférences de Macy et repris en profondeur dans les travaux de Keeney. Deux autres concepts d’hypothétisation et de neutralité sont explicités plus avant dans ce blog.
[12] D’autres façons de faire sont bien entendu possibles selon l’imagination et l’intuition du thérapeute.
[13] White M. Maps on Narrative Therapy, W.W. Norton & Company, N York.
[14] Je pense ici à un patient à la petite soixantaine, qui a trouvé judicieux pour ce qui le concerne de ne pas se différencier totalement de son problème, mais de distinguer l’état quand il est aux commandes de sa vie, dans ce cas il s’appelle « Christian » ou sinon lorsque c’est le problème qui occupe le lead, il se nomme alors « le bourreau ».
[15] « … c’est moins dangereux d’échafauder une hypothèse … que d’hypothéquer un échafaudage » 😊
[16] Un autre patient, n’ayant encore pas dépassé le deuil d’avoir eu un AVC à la quarantaine et n’acceptant pas d’avoir perdu la fluidité de langage qui était la sienne antérieurement, présentait une tristesse profonde au réveil (environ ½ heure). Il a remarqué que si, au coucher, il entourait son visage avec du papier kraft, sans obstruer ni les yeux, ni le nez, ni la bouche, alors il ne ressentait plus cette tristesse au réveil. Son conjoint n’y voit pas d’inconvénient. Moi non plus. C’est le patient lui-même qui s’est prescrit cette méthode. Ni lui, ni moi, ne savons d’où lui est venue cette étrange idée. Avant d’avoir identifié cette méthode, il m’avait expliqué que cette tristesse durait une trentaine de minute puis disparaissait d’elle-même. A cette époque je lui avais prescrit qu’il avait droit à 10 minutes de tristesse au réveil mais pas une minute de plus. Sa méthode a été plus performante que la mienne. 😊
[17] Ce que nous aborderons à notre prochain blog (Prévenir et soigner les troubles du spectre traumatique, Episode n°6).
[18] Bateson G. The cybernetics of Self: a theory of alcoholism. Psychiatry.1971.
[19] On « hypothétise » !.

Commentaires