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Dr Jean-Pierre Papart

Le cerveau bayésien (Episode n°3)

Dernière mise à jour : 25 oct.

Vous prendrez bien une tasse de café …


Normalement, lorsque nous faisons un geste et qu’une information proprioceptive et de toucher nous avise, un mécanisme prédictif en anticipe les conséquences et en atténue les effets. Grâce à ce mécanisme prédictif, nous n’éprouvons aucune surprise – et donc nous n’avons pas à conscientiser – lorsque nous saisissons notre tasse de café (ce que nous avons déjà fait des milliers de fois). La position de celle-ci dans l’espace, son poids et même la chaleur qu’elle dégage sont prévisibles. Avant même que nous ayons commencé à attraper la tasse, nos aires prémotrices ont déjà envoyé des informations de prédiction aux aires sensorielles concernées afin de les informer qu’elles ne vont pas tarder à éprouver ces sensations prédites. Cette anticipation fonctionne si bien que nous n’avons généralement pas conscience des conséquences sensorielles de nos gestes. Pour poursuivre avec le même exemple, si l’on nous demande en combien de gorgées nous avons vidé notre tasse nous serons le plus souvent dans l’impossibilité de répondre à cette question. Ce n’est que lorsque la prédiction s’avère fausse, par exemple lorsque la tasse nous glisse des mains, que, surpris, nous prenons conscience de la situation. Il y a erreur de prédiction qui provoque surprise et in fine prise de conscience. La conscience est réponse à la surprise.


… avant de reconnaître que nous sommes tous et toutes des halluciné(e)s


Il est important de comprendre comment se construit une représentation. Notre connexion au monde et à nous-mêmes passe par une représentation – qui peut s’avérer consciente ou inconsciente. Contrairement à ce qu’on a pensé bien longtemps, la représentation n’est pas le résultat d’une simple et fidèle traduction de nos sensations, que celles-ci soient visuelles, auditives, cénesthésiques, etc. Déjà, Emmanuel Kant dans sa Critique de la raison pure (1781) nous avait montré que la représentation était le résultat de la rencontre entre nos sensations et notre "entendement". Sans retracer toute l’histoire philosophique de cette conception, nous allons tenter de présenter le modèle à usage biologique construit par Karl Friston, un psychiatre et neuroscientifique britannique. Une représentation de la "réalité" n’est donc pas seulement le résultat de la traduction d’une sensation mais plutôt le résultat d’une "co-construction" entre une information extérieure (la sensation) et une information interne (le prior). Philosophiquement, cette théorie neuroscientifique s’inscrit dans le courant de pensée constructiviste. Le prior est une certaine attente en partie innée, en partie culturellement proposée et en partie apprise par l’accumulation des expériences acquises. C’est un modèle du monde, un regard préprogrammé sur les choses, une croyance, mathématiquement représentable par une distribution de probabilité. Comme toute croyance, le prior est donc associé à une probabilité de réalité. Lorsque le reçu de la sensation est par trop contrasté par rapport à l’attendu – comme si par exemple la tasse de café qui nous échapperait des mains – alors le cerveau réagira par la surprise qui si suffisamment forte entraînera un embrasement de notre espace global de mémoire de travail. Friston explique que la surprise – génératrice de conscience – est le résultat d’une erreur de prédiction et que notre cerveau fait le nécessaire pour en réduire l’incidence en mettant continuellement à jour nos priors en tirant les leçons de toutes nos expériences. L’erreur de prédiction est un manque de correspondance entre la prédiction et l’expérience telle que ressentie. Elle est en quelque sorte une erreur de calcul probabiliste. Le manque de correspondance entre la prédiction et l’expérience sensorielle est toutefois consciemment ressenti et vécu comme surprenant et entraîne un malaise qui force le sujet à s’en trouver une explication.


Les hallucinations vont tenter d’être expliquées par le patient psychotique sans support de la culture ambiante, faute d’expérience collective de ce phénomène. Du délire va en résulter. Si la culture ambiante n’est pas en mesure d’offrir une explication suffisamment convaincante alors l’explication délirante pourra faire office. Selon le moment historico-culturel, le patient évoquera des références religieuses (apparition d’une figure mariale ou mission de rédemption), des références de la science-fiction (visite d’extra-terrestres) ou plus récemment en lien avec internet ou avec les puces électroniques introduites dans les vaccins. Une hallucination (visuelle, auditive, ou même olfactive, haptique, kinesthésique, proprioceptive, cénesthésique, intéroceptive, algique) est une perception résultante d’une erreur de prédiction. Plus simplement on peut considérer l’hallucination comme la résultante d’un poids trop faible accordé aux évidences que nous donnent nos sens.


Chez tous les humains, donc non seulement chez les schizophrènes, les priors sont parfois tellement puissants que, quelle que soit la force du signal sensoriel, la perception s’imposera telle que prédite par le prior et celui-ci ne bénéficiera aucunement a posteriori de l’erreur de prédiction qui en raison de sa faiblesse ne générera aucune surprise. C’est le cas de beaucoup d’illusions. Pour s’en convaincre, allons sur Youtube pour y visionner le masque de Charlie Chaplin (https://youtu.be/QbKw0 v2clo). Nous constatons que nous n’arrivons pas à voir la réalité du côté concave – le creux du masque – parce que pour nous une face humaine ne peut être qu’en relief, c’est-à-dire convexe, c’est notre prior en ce qui concerne les faces. Un prior très ancré dans notre Gyrus fusiforme droit. D’autres exemples sont tout aussi parlant, comme l’échiquier d’Edward Adelson.


Image n°1 : L’échiquier d’Adelson.







Dans la figure de gauche, nous voyons un échiquier avec des cases "sombres" et des cases "claires". Une case "sombre" est pointée en haut et une case "claire" pointée plus bas. Cette case "claire" est légèrement ombrée par une cylindre vert obstruant partiellement la lumière qui éclaire l’échiquier. Dans l’image du milieu on a obstrué l’image de l’échiquier par des formes géométriques à l’exception des deux cases pointées dans l’image de gauche. Dans l’image de droite, on masque les contours des figures géométriques oblitérant l’image pour ne garder que l’image des deux cases pointées. Les couleurs de ces deux cases nous paraissent complètement identiques dans l’image centrale et dans celle de droite. Par contre, lorsque l’on regarde l’image de gauche, on peut faire tout l’effort d’attention possible, nous ne parvenons pas à visualiser l’unique couleur "grise foncée" des deux cases pointées, c’est-à-dire l’information visuelle que nos rétines transfèrent pourtant à notre cortex visuel occipital. La représentation que notre cortex visuel nous offre est clairement une image contrastée des deux cases, sombre pour celle pointée en haut, claire pour celle pointée plus bas et ceci sans nous générer la moindre surprise. Cette représentation est fondamentalement déterminée par notre prior qu’un échiquier est constitué alternativement en vertical et horizontal de cases sombres et claires et que ce prior prend le pas sur notre sensation visuelle. En réalité nos représentations, visuelles, auditives, etc. sont toutes des hallucinations. Ce n’est donc pas fondamentalement l’hallucination qui est pathologique chez le patient psychotique mais bien par contre les explications et le sens délirant qu’il va se proposer.


Notre cerveau est un grand scientifique. Le raisonnement scientifique en général sert à inférer la cause inconnue d’un effet lorsque l’effet est observé. C’est la cause qui produit l’effet mais c’est l’effet qui est phénoménologiquement donné et sans que sa cause ne soit évidente. Nous ressentons un effet dans notre corps, mais quelle perception nous en faisons-nous? En d’autres mots, quelle cause lui attribuons-nous ? Le raisonnement probabiliste – plus précisément bayésien – nous sert à inférer une cause à partir d’un effet et ce à partir d’un certain modèle du monde. C’est la base du raisonnement hypothético-déductif (abductif selon l’épistémologiste Charles Sanders Peirce), par exemple celui de mise pour faire un diagnostic médical. Pour ce qui nous concerne ici, nous allons considérer la perception comme le testing de l’hypothèse de causalité de la sensation. Plus simplement, nous dirons que la perception est la reconnaissance de la cause d’une sensation.






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jpapart
13 feb. 2023

Les textes qui vous sont proposés ont d'abord été présentés à des collègues médecins, psychiatres-psychothérapeutes ou d'une autre spécialité, principalement des généralistes qui nous confient leurs patients. Nous avons jugé utile d'ouvrir l'audience de ces textes à un plus large public avec l'objectif d'expliquer les références théoriques des psychiatres-psychothérapeutes sur lesquelles sont basées les approches thérapeutiques. Un objectif de transparence en quelque sorte. Les textes qui suivront bientôt et nous occuperont pour plusieurs mois traiteront du stress post-traumatique. Toutefois, nous avons voulu commencer ce bloc avec le sujet du cerveau bayésien pour tenter de déstigmatiser la maladie mentale et la souffrance psychique qui l'accompagne en "réduisant" les problèmes psychiques à des "erreurs de calcul" (sous-titre du premier épisode de notre…

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