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  • Dr Jean-Pierre Papart

Du Vague à l’âme (Episode n°1)

Dernière mise à jour : 8 mars 2023



En cas de changement dans l’environnement externe (le monde) ou interne (notre corps), notre conscience n’est pas automatiquement et directement mobilisée et nos perceptions ne sont donc pas nécessairement conscientes[1]. Tout changement prend pour nous la forme d’un stimulus capté par nos sens. En plus des cinq sens les plus connus, à savoir la vue, l’audition, le toucher, l’odorat et le goût, nos sens « extéroceptifs », il nous faut ajouter le sens de la douleur (la nociception), celui lié aux mouvements et à l’équilibre (la proprioception), celui du ressenti de nos organes internes (l’intéroception[2]) et encore celui de notre appréhension du risque de danger (la neuroception[3]). Avant de recourir à la représentation cognitive, consciente ou inconsciente, de tout stimulus sollicitant nos sens, le cerveau va vérifier si le changement intervenu doit être géré émotionnellement, en particulier s’il doit estimer un risque de danger aussi rapidement que possible, d’où le rôle majeur de la neuroception.


Parce que la première fonction de notre cerveau est d’assurer notre survie, la détection de tout changement, dont il nous faut exclure a priori le caractère dangereux, est sa priorité. La seconde fonction prioritaire du cerveau est sa capacité de mouvoir le corps, en particulier pour se mettre à l’abri du danger. La question – consciente ou inconsciente – que se pose le cerveau est donc celle de savoir quelle stratégie de mobilisation adopter pour garantir sa survie et son bien-être. Répondre à cette question implique de faire une prédiction concernant l’environnement d’une part et l’état du corps d’autre part, en n'ayant pourtant qu’un accès informationnel limité à ceux-ci. On peut formuler ainsi la question : sur base de ce que je capte de l’environnement et de mon corps, quelle stratégie comportementale dois-je adopter pour assurer ou sinon retrouver mon bien-être et ma sécurité ? La réponse à cette question implique l’accès à une double ressource informationnelle : 1) l’information concernant l’environnement et les changements qui s’y opèrent sur mon corps et 2) l’information concernant l’efficacité des réponses comportementales à engager pour assurer survie et bien-être. Le déficit d’information lié à ces deux propositions se nomme incertitude (information = 1 – incertitude). L’information à laquelle le cerveau a accès est celle correspondant aux effets sur le corps induits par l’environnement, celles que lui apportent les sensations extéro- et intéroceptives. Ce sont ces sensations qui lui permettent d’inférer la nécessité d’une adaptation en cas où celles-ci révèleraient l’existence d’un changement susceptible d’affecter bien-être ou sécurité. Mais le « quelle réponse comportementale engager ou non face à ces effets constatés » implique un accès à l’information portant sur la causalité probable à l’origine des effets ressentis et à la meilleure manière d’y faire face. L’incertitude est donc double : liée à la causalité du ressenti que le cerveau cherche à identifier et à l’identification des comportements susceptibles de rétablir la sécurité. Pour identifier les plus adéquats et les plus efficaces, le cerveau va émettre des prédictions (si je fais ceci alors j’obtiens cela) à travers une approche, dite bayésienne (voir la série Le cerveau bayésien). Afin de construire ces hypothèses de comportements apotropaïques, le cerveau devra produire de l’information – réduire l’incertitude – et pour ce faire produire et consommer de l’énergie.


Comment le cerveau s’y prend-il pour estimer la probabilité de la cause si l’effet est donné ? C’est là qu’intervient le théorème de Bayes-Laplace. Le cerveau utilise l’information liée aux effets ressentis – des données sensorielles – pour se représenter leurs probables causes. Si le calcul probabiliste effectué par le cerveau est de type bayésien et non pas fréquentiste[4], c’est parce que le raisonnement ne démarre pas de zéro, mais bien à partir d’une croyance initiale, d’une information acquise précédemment ou éventuellement innée, mémorisée dans les deux cas. Le cerveau est donc dépositaire de croyances liées aux causes de nos intéro-externoceptions (nous utilisons le concept de « priors », de « schémas » ou de « modèles internes » de menace de danger, comme des images ou des bruits terrifiants, des odeurs de prédateurs, des douleurs annonciatrices d’une possible issue mortelle). Ces modèles internes nous aident à prédire les sensations que nous devrions ressentir dans tel ou tel changement contextuel. Si toutefois, la sensation ressentie est significativement différente de celle attendue (le « prior »), cette différence sera perçue comme une « surprise » liée à une « erreur de prédiction ». La reconnaissance de cette « erreur de prédiction » va permettre au cerveau de réagir adéquatement d’une part et de mettre à jour – d’« updater » – ses modèles internes – ses « priors » – d’autre part. Face au changement et si la sensation intéro-externoceptive arrive à la conscience, c’est parce qu’il y a de la surprise en lien avec l’incertitude ou le déficit d’information nécessaire à une adéquate mobilisation comportementale pour faire face au changement (interne ou externe). La production bayésienne d’information aura comme fonction de diminuer cette surprise-incertitude. Il se peut aussi, pour des raisons psychopathologiques, que les priors à disposition soient inadaptés pour interpréter adéquatement les stimulus sensoriels ressentis, entraînant ainsi une évaluation de causalité inappropriée et générant une réaction émotionnelle pareillement inappropriée. Dans ce cas, nous parlons d’anxiété et non de peur pour indiquer cette inadéquation entre l’objet du danger et l’émotion expérimentée.



[1]Les vocables de conscience, de conscient, d’inconscient, sont souvent et malencontreusement utilisés comme substantifs. Ils sont hypostasiés comme s’ils étaient des structures identifiables dans le cerveau. Ce n’est nullement mon point de vue, même s’il m’arrive dans mes échanges avec les patients de parler de conscience et d’inconscience pour des raisons pédagogiques étant donné que ces substantifs sont rentrés dans le langage commun après plus d’un siècle de psychanalyse. Ces mots sont uniquement utilisés adéquatement comme adjectif (conscient(e), inconscient(e)) ou comme adverbe (consciemment, inconsciemment). Ils servent à décrire une expérience ou une situation psychique.

[2]Charles Sherrington, découvreur de la synapse pour laquelle il reçoit le prix en Nobel en 1932, propose pour la première fois en 1900 le concept d’intéroception comme l’information sensorielle en provenance des récepteurs localisés dans les profondeurs du corps. Bud Craig définit l’intéroception comme la sensation physiologique de la condition du corps (2002).

[3]Nous devons ce concept plus récent à la théorie polyvagale de Stephen Porges (1986). La neuroception a toutefois un status différent des autres sens car elle est une interprétation inconsciente des apports des autres sens lorsqu’ils portent une information de danger.

[4]Si en statistique bayésienne on calcule la probabilité d’une théorie (ici la cause explicative d’un effet ressenti) vu l’occurrence d’un événement, d’un effet constaté (ici un ressenti), en statistique fréquentiste on calcule la probabilité de l’occurrence d’un événement selon une certaine théorie. Ce dernier type d’approche statistique est celui que l’on retrouve dans la toute grande majorité des recherches médicales. Par contre, l’approche bayésienne est celle de mise pour l’inférence du diagnostic médical.

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